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Entretien avec Mycle Schneider

 

 

 

Deux ans après la catastrophe de Fukushima, l’industrie nucléaire poursuit sa traversée du désert. La tendance à la sortie du nucléaire, amorcée dans les années 1990 après l’accident de Tchernobyl, s’accélère. Partout où les populations sont consultées comme en Italie, en Lituanie ou en Suisse, ou lorsque les partenaires sociaux sont invités à prendre réellement leurs responsabilités, comme en Allemagne, l’option nucléaire est clairement rejetée.

Expert indépendant en énergie et politique nucléaire, lauréat du Prix Nobel alternatif, Mycle Schneider publie depuis vingt ans le World Nuclear Industry Status Report qui fait autorité. Il fait le point, dans l’entretien qu’il nous a accordé, sur la situation au Japon après la catastrophe et sur l’avenir de la filière nucléaire française, devenue « trop lourde, trop lente et trop chère » dans la période de révolution énergétique que nous traversons. Le modèle d’intégration énergétique verticale que nous connaissions jusqu’à présent est en train d’exploser, insiste-t-il. Place aux micro-réseaux. Dans un tel paysage, note-t-il, « l’EPR ressemble à un dinosaure dans un jardin de fleurs ».

 

 

Quelle est la situation aujourd’hui au Japon, deux ans après Fukushima ? La radioactivité serait encore presque aussi forte dans certaines zones que quelques mois après la catastrophe ?

La situation est pire que celle de Tchernobyl, parce que la densité de population est beaucoup plus élevée autour de Fukushima. On observe, au Japon, d’énormes variations de radioactivité dans des lieux pourtant proches les uns des autres. Beaucoup de pics de radioactivité, des points chauds, ne sont pas signalés faute d’une cartographie suffisamment fine et évolutive. Celle ci devrait être sans cesse refaite en tenant compte des pluies et des vents. Les autorités ont décidé d’évacuer les habitants dans une bande de 20 kilomètres autour de Fukushima. Au-delà, les gens sont libres de décider ou non de quitter les lieux. Le problème est que seulement ceux qui ont été obligés d’évacuer seront indemnisés. Dés le début 2012, on observe des cas de contamination croisée. Le dosimètre d’un enfant –tous les enfants en sont pourvus- enregistrait des doses anormalement élevées. Celui-ci avait été évacué et habitait alors avec sa famille dans une maison neuve, construite par inadvertance, sans intention criminelle, avec des pierres extrêmement contaminées. L’autre grande difficulté tient à garantir une alimentation saine, particulièrement pour les enfants, les femmes enceintes et les femmes qui ont une plus grande radiosensibilité que les hommes adultes. Des limites de contamination ont été instaurées et des mesures sont faites par échantillonnage. Mais, les populations ne faisant pas confiance ni à ces normes ni aux mesures officielles, tout le monde réalise ses propres mesures. Personne ne croit plus personne. J’ai proposé de mettre en place un système de certification des produits alimentaires, comme pour les produits bios. Car la population va devoir vivre durablement avec la radioactivité. Il va falloir qu’elle apprenne à la gérer. Il faudrait pouvoir certifier des laboratoires au Japon comme nous l’avons fait en France et en installer partout sur le territoire, chez les producteurs d’aliments conditionnés, chez les distributeurs, dans les municipalités... S’agissant du site de la centrale de Fukushima, une chose est sûre : il est très loin d’être stabilisé. Le problème le plus critique demeure celui des piscines de stockage des combustibles irradiés. Celles ci se trouvent en hauteur entre le 4ème et le 5ème étage de ces bâtiments qui ont subi des centaines de tremblements de terre. Personne ne sait vraiment dans quel état sont ces bâtiments.

 

Comment les japonais sont ils parvenus à compenser les pertes de production énergétiques dues à l’arrêt des réacteurs ?

Ils ont commencé par économiser de façon très spectaculaire sur leurs consommations énergétiques. La pointe annuelle de consommation a ainsi baissé de 18% pendant l’été 2011. Ils ont d’abord misé sur les économies avant de s’attaquer, l’année suivante, à améliorer l’efficacité énergétique. Peu de temps après la catastrophe par exemple, un tube de néon sur quatre a été retiré dans les rames de métro à Tokyo. Ils s’emploient désormais à changer les systèmes d’éclairage en utilisant par exemple des LED, notamment dans les magasins. Par ailleurs, pour compenser l’arrêt des réacteurs, le pays a aussi importé massivement du gaz naturel entraînant de forts déficits de la balance commerciale extérieure.

 

Dans ce contexte désastreux, le Japon n’est il pas en train de faire la démonstration qu’il est possible de sortir du nucléaire ?

Le cas du Japon est en effet devenu un dramatique cas d’école qu’il faut observer soigneusement. Il vaut mieux faire en douceur ce que le Japon est contraint de faire de force.

 

Suite à la catastrophe de Fukushima, les décisions de sortie du nucléaire se sont elles multipliées ? A-t-on observé de nombreuses annulations de programmes ?

Les annulations ont en effet été nombreuses. J’entends parfois dire qu’il n’y aurait pas eu d’effet Fukushima. C’est une contrevérité. Tous les pays du monde ont été touchés. La Chine est le seul pays de la planète qui construit encore massivement des réacteurs : avec 29 tranches, ce sont près de la moitié des réacteurs actuellement en construction dans le monde. La Chine a néanmoins, pendant un an et demi, complètement interrompu ses programmes. Il a fallu attendre la catastrophe de Fukushima pour que l’opinion publique chinoise – et sans doute bon nombre de dirigeants – découvre la problématique du nucléaire. En effet, la Chine a surtout boosté les investissements dans les énergies renouvelables, plus 20 % en 2012, et se trouve avec près de 68 milliards de dollars le numéro un mondial. Dés 2012, les éoliennes chinoises ont produit plus d’électricité que leurs centrales nucléaires. C’est en Allemagne néanmoins que la situation a été la plus spectaculaire. Notre voisin a arrêté, dès mars 2011, la moitié de son programme nucléaire, soit 8 réacteurs sur 17.

 

En Allemagne cette sortie du nucléaire avait été cependant concertée et préparée de longue date…

Absolument. La décision avait en effet été entérinée bien avant, sous le gouvernement Schröder. Le gouvernement Merkel avait commencé par prolonger le fonctionnement des centrales tout en interdisant toute nouvelle construction, pour finir d’arrêter d’un coup tous les réacteurs de plus de trente ans. Pour poursuivre le panorama international, la Belgique, l’un des pays les plus nucléarisé au monde, a confirmé une loi, votée en 2002, prévoyant la sortie du nucléaire au bout de 40 ans de fonctionnement de ses centrales. La Suisse, qui menait une réflexion sur le renouvellement de son parc nucléaire, a complètement changé d’orientation après Fukushima. Le parlement a adopté un texte rendant illégal toute nouvelle construction de centrale. La Thaïlande et l’Egypte figurent parmi les autres pays ayant abandonné leurs projets.

 

Quel est l’avenir de la filière nucléaire française après Fukushima ?

Avant les élections présidentielles, François Hollande s’était engagé à fermer la centrale de Fessenheim et à ramener la part du nucléaire de 75% à 50% dans le mix électrique. Après les élections, le Président Hollande a confirmé ces deux engagements et décidé d’avancer de quelques mois la fermeture de Fessenheim prévue désormais fin 2016 et non plus en 2017. Ces décisions ont été confirmées, en septembre 2012, par le Conseil de politique nucléaire, la plus haute instance de prise de décision de la République en la matière. Il s’agit bien de la politique officielle de la France, non de vagues allégations.

 

Quelle est la portée de ces décisions pour l’avenir énergétique de notre pays ?

A l’horizon 2025, EDF va devoir ramener à 50% la part du nucléaire dans sa production d’électricité. L’ADEME a déjà pris en compte ces changements dans ses premiers scénarios pour 2030-2050. Il s’agit, d’une baisse, à l’horizon 2030, de la moitié de la capacité installée qui s’élève actuellement à 64 gigawatt [64.000 MW] des 58 réacteurs et de l’EPR en construction à Flamanville. Il faudra alors arrêter au moins l’équivalent de tous les 34 réacteurs de 900 MW. C’est considérable. L’objectif que s’est fixé la France est nettement plus ambitieux que celui de l’Allemagne qui arrêtera neuf réacteurs d’ici 2022. De multiples interrogations ne manqueront cependant pas d’apparaître par la suite.

Que va devenir EDF, dont la dette s’élève aujourd’hui à plus de 39 milliards d’euros, si on lui retire 50% de sa capacité de production ? Que va-t-on faire du plutonium qui sort de l’usine de La Hague et de celui qui est déjà sur les étagères? Vingt deux des réacteurs français qui vont être fermés à l’horizon 2025 servent aujourd’hui à absorber du plutonium dans le MOX, combustible composé de plutonium et d’uranium appauvri. Si l’on arrêtait de séparer le plutonium vers la fin 2015, afin de ne pas conserver du plutonium en stock, la reconversion du site de La Hague et des quelques 5.000 emplois directs et indirects deviendrait très urgente.

 

Qu’en est-il des incidents répertoriés par l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire dans les centrales nucléaires françaises ? Ceux-ci ont-ils augmenté ?

On a observé ces dernières années une stabilisation à haut niveau de leur nombre. Chaque année, 10 à 12 000 incidents sont répertoriés dans les installations nucléaires françaises, dont entre 600 et 700 incidents dits « significatifs pour la sûreté » dans les centrales. Ceux qui surviennent sur un site comme celui de La Hague peuvent être beaucoup plus graves que ceux qui se passent dans une centrale. Car l’inventaire de la radioactivité y est beaucoup plus élevé qu’ailleurs. L’équivalent d’une centaine de cœurs de réacteurs y est immergé dans quatre piscines. On y trouve la plus grande concentration de combustibles irradiés au monde. La sûreté nucléaire est une chose compliquée. À côté des défis strictement techniques, la France va devoir régler le problème du rôle et de la place de la sous-traitance, mais aussi celui du maintien des compétences dans la filière. Henri Proglio, le PDG d’EDF, a annoncé en 2011 que la moitié des salariés du secteur nucléaire partiront en retraite dans les six ans à venir. Il en reste quatre jusqu’en 2017. Comment allons-nous remplacer ces personnels très qualifiés en si peu de temps ? C’est presque impossible compte tenu du démarrage tardif des programmes massifs de recrutement et de formation. EDF et Areva se battent sur le plan national et international pour recruter et attirer des jeunes dans le secteur. Restera toujours à résoudre le problème de l’encadrement et celui du recrutement des formateurs car tous ces jeunes vont devoir être formés.

 

Que pensez-vous des différents scénarii de sortie du nucléaire en France ? Lequel d’entre eux vous semble le plus souhaitable, le plus pertinent ? Faut-il procéder rapidement et sortir du nucléaire dans les 5 prochaines années, ou échelonner la sortie sur 20 ans comme le préconise l’association Negawatt ?

Il faudrait un vrai débat de société. L’élaboration de scenarii permet de clarifier la situation et d’éclairer le domaine des possibles. Nous vivons aujourd’hui une véritable révolution énergétique. Le modèle d’intégration verticale que nous connaissions jusqu’à présent est en train d’exploser. Celui-ci était basé sur des grandes centrales produisant de l’électricité et sur son acheminement sur de longues distances pour la distribuer au consommateur. En Allemagne par exemple, on dénombre aujourd’hui 1,2 million de producteurs, 1,2 million de particuliers qui produisent eux-mêmes leur électricité d’origine solaire sur leur toit. Le consommateur devient producteur. En anglais, on parle déjà de « prosumer ». Le terme français de « prosommateur » est issu de la contraction des mots producteur et consommateur. Ce changement de logique annonce la fin des grosses structures de production et de transport. Les micro-réseaux sont l’avenir du système énergétique. Nous allons désormais fonctionner avec un réseau de réseaux. C’est comme en informatique, où ce n’est plus la taille des ordinateurs mais leurs nombre et interconnexion qui fournit la capacité de calcul et de communication. Nous verrons l’internet de l’énergie. Un EPR dans ce type de logique ressemble à un dinosaure dans un jardin de fleurs. En s’accrochant à ce système, la France accumule les retards en matière d’innovation. On observe au contraire en Allemagne, depuis la décision de sortie du nucléaire, une explosion de l’innovation et une fertilisation croisée des découvertes et nouvelles pratiques. L’excédent de la balance commerciale allemande approche les 190 milliards d’euros, alors que la France cumule les déficits. Malgré sa sortie du nucléaire, l’Allemagne a exporté en 2012 son maximum net historique d’électricité. En février 2012, quand la France enregistrait un pic de consommation historique, nous avons dû emprunter 3.000 mégawatt de capacité électrique d’outre Rhin. C’est l’Allemagne et nos autres voisins qui ont sauvé le réseau français. Là-bas, tout va très vite. Les allemands ont connecté au réseau 3.000 mégawatt de photovoltaïque en l’espace d’un mois, en décembre 2011. C’est phénoménal. Pendant ce temps là, l’EPR de Flamanville, mise en construction en 2007, accumule les retards. Trop lourd, trop lent, trop cher, le nucléaire est dépassé. Il n’est plus compétitif.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

 

Consulter le World Nuclear Industry Status Report, un rapport et un site créé par Mycle Schneider.

 

Lire :

 

« Nucléaire, pour lutter contre les idées reçues. Idées reçues et scénarios de sortie. » Editions Utopia 2011, 105 p., 3 euros

 

« La vérité scientifique sur le nucléaire en dix questions ». Par Chantal Bourry (Rue de l’Echiquier, 2011)

 

« Faut-il renoncer au nucléaire » ? « Editions le Muscadier).

 

« Fukushima. Récit d’un désastre ». Par Michaël Ferrier (Gallimard 2012).

 

« Avenir radieux – Une fission française », par Nicolas Lambert, livre qui accompagne la pièce de théâtre