Entretien avec Patrick Viveret

 

 

 

Philosophe et ancien conseiller référendaire à la Cour des Comptes ; Patrick Viveret est l’auteur d’un rapport « Reconsidérer la richesse » qui insistait sur la nécessité de construire de nouvelles boussoles, de nouveaux indicateurs de richesse alternatifs au PIB, « ce thermomètre qui nous rend malade ». Convaincu que tous les grands problèmes du monde découlent d’un déficit d’humanité et de solidarité, il a cofondé en 2002 les Dialogues en humanité qui se sont développés sur plusieurs continents. A la recherche d’une nouvelle approche de la politique, il a cosigné le Manifeste convivialiste qui vise à fédérer les initiatives qui cherchent à contrer les phénomènes de démesure du système dominant. Toutes les grandes traditions de sagesse et de spiritualité soulignent que l’humanité se perd quand elle tourne le dos à l’amour nous dit Patrick Viveret qui insiste sur l’importance de faire de l’art du bien vivre et de la sagesse un enjeu à la fois politique et personnel.

 

 

De quelles valeurs avez-vous héritées dans votre enfance ? L’amour était il au rendez-vous ?

Il y a trois portes d’accès à l’essentiel que la plupart des grandes traditions de sagesse évoquent : la porte de la beauté, la porte de l’amour, la porte de la souffrance. Faute de savoir ouvrir la porte de la beauté et celle de l’amour, les humains se condamnent à n’accéder à l’essentiel que par la porte de la souffrance, explique Jacqueline Kelen dans son livre Un chemin d’ambroisie.

En ce qui me concerne, j’ai accédé à l’essentiel, lors de mon enfance, à travers la porte de la beauté, puis par celle de la souffrance. Mon grand père, qui était guide à Chamonix, m’a fait découvrir la beauté de la montagne qui se donne gratuitement. Il m’a appris aussi la lenteur qui permet de progresser dans la durée. Mon père étant assez gravement malade sur le plan psychologique, ma mère m’a demandé, alors que je n’avais que 11 ans, de devenir en quelque sorte le chef de famille.

J’ai rencontré plus tard la question de l’amour. Pendant mon adolescence, j’ai eu la chance d’appartenir à de forts réseaux de socialisation dont la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Nous étions accompagnés par des aumôniers qui étaient des gens d’une très grande qualité humaine. Ils m’ont fait découvrir la face lumineuse du Christianisme. J’avais eu l’occasion, pendant mon enfance et mon adolescence, d’en appréhender la face sombre : celle de la culpabilité et de la logique sacrificielle.

La maxime « l’amour est plus fort que la mort » résumait à mes yeux la face lumineuse du Christianisme. Cette conviction a été pour moi, à ce moment là, une véritable boussole de vie. J’étais traversé par d’autres interrogations essentielles dont celles de la représentation de Dieu évoquée par le pasteur et théologien Dietrich Bonhoeffer et par Hans Jonas dans son livre Le Concept de Dieu après Auchwitz . « Si Dieu est tout puissant qu’en est-il du rapport à la puissance et au mal ?». La seule puissance qui est compatible avec l’amour, c’est la puissance créatrice. En aucun cas, cela ne peut être une puissance dominatrice.

Dans mon cheminement spirituel, j’ai été amené à accueillir l’héritage Chrétien qui était celui de ma famille. Je percevais en même temps qu’il était porteur de logiques sombres dont celle de l’enfermement. Le religieux est hybride. Il naît d’abord de la peur. Quand la connaissance scientifique ne permet pas de connaître la cause de phénomènes, la peur peut déboucher sur une logique sacrificielle comme en ont témoigné les sacrifices d’êtres humains ou d’animaux pratiqués dans l’Antiquité. Ce n’est pas à ce Dieu là que je voulais croire. J’étais dans l’objection de conscience à son égard. La seule force possible face à un Dieu tout puissant, c’est l’amour. Le personnage de Jésus, incarnation de l’amour, m’est apparu comme central. L’alternative passe par une démarche spirituelle permettant de sortir de cette logique de peur et de sacrifice. On peut alors appréhender l’héritage religieux comme un chemin visant à épurer notre propre rapport au Divin. Et sortir de ce qu’Arnaud Desjardins appelle le matérialisme religieux marqué par une logique de possession répondant à la logique de peur. La figure de Jésus me permet d’affirmer qu’il est possible de s’élever contre la toute puissance au nom de la force de l’amour. Un Dieu créateur est un Dieu qui se serait dépossédé de sa puissance dominatrice par la création pour ne plus exercer qu’une puissance créatrice. C’est le Dieu impuissant dont parle Hans Jonas dans le Concept de Dieu après Auschwitz. Un Dieu qui renonce à la domination, y compris à la domination sur les éléments naturels.

 

Outre la face lumineuse du Christianisme, quelles ont été vos autres boussoles de vie ? Et comment s’est intégrée la philosophie dans votre parcours personnel?

Mon rapport à l’amour s’est construit à partir du moment où j’ai commencé à être amoureux. L’une de mes grandes interrogations était alors de savoir si l’énergie d’amour dont me parlait le christianisme était radicalement différente de l’énergie amoureuse. Ou si c’était au contraire la même énergie qui s’exprimait sous des formes différentes. J’ai commencé un travail sur moi-même qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui. Je pense que l’un des plus grands enjeux des communautés humaines, autant sur le plan personnel que sociétal, est celui de l’art d’aimer. Un art d’aimer qui réunifie l’amour dans toutes ses dimensions et qui cesse d’opposer Eros et Agapé. Jacqueline Kelen a écrit un très beau livre évoquant l’origine de cette peur de l’éros dans les traditions religieuses. Il y a quelque chose de très fort dans cette réunification qui est aussi la pleine réunification du féminin, l’approche du féminin spirituel, du féminin de Dieu. Quand on s’intéressé au phénomène mystique comme l’a très bien fait Le dictionnaire historique des femmes mystiques, on perçoit que la dimension érotique est totalement intrinsèque à l’expression mystique. En témoigne la fameuse ode à Eloïse reprise par Christiane Singer dans son beau livre Une passion. Entre ciel et chair. Héloïse dit à Abélard : « C’est dans nos embrasements que j’ai été le plus proche du divin ». Il est essentiel de sortir d’une vision clivée de l’amour pour aller vers une position unifiée. C’est un des enjeux les plus importants pour grandir en humanité et vivre pleinement notre condition. C’est ici que la philosophie m’a beaucoup aidé. La philosophie est pour moi la dégustation de la vie. Le mot sagesse a la même racine, la même étymologie, que le mot saveur. Une saveur de la sagesse. Une sagesse érotique au sens de l’éros comme force de vie.

 

Dans votre dernier livre, « Vivre à la bonne heure », vous dites en évoquant l’amour que nous en sommes encore à l’âge de pierre. Pourquoi est-il si difficile d’aimer ? Le capitalisme forcené que nous connaissons est il en cause ?

Il y a plusieurs aspects. Un premier est lié à « l’hyper-capitalisme », pour reprendre les termes utilisés par Robert Reich qui a été l’un des ministres de Bill Clinton. Quand le seul horizon, le seul projet social proposé à des communautés humaines se résume à un enrichissement monétaire et matériel et à la compétition avec autrui, il ne reste plus beaucoup de place pour l’amour, si ce n’est sous une forme instrumentalisée ou marchandisée. Je suis frappé de voir à quel point cette question est cruciale. Elle transparaît à travers le débat de société sur la fin de vie. Mourir dans la dignité, c’est mourir accompagné, y compris si l’on est diminué et vulnérable. On se trouve ici au cœur du lien entre les questions de la richesse, de la valeur et de l’amour. Si l’on définit la valeur comme étant une force de vie, il est évident que ce sont souvent les mourants qui nous apprennent à vivre comme le souligne Marie de Hennezel.

Si à l’inverse, je ne considère comme étant de la richesse que ce qui se traduit par de la création monétaire, être en fin de vie c’est être dans une improductivité totale. Certains peuvent alors se trouver tentés de voir là un formidable gisement d’économies.

 

Pour résister à ce capitalisme forcené, vous insistez sur l’importance de faire de l’art du bien vivre et de la sagesse un enjeu politique, et pas uniquement personnel

C’est dans un Forum social mondial, à Porto Alegre, que l’on a lancé ce que l’on a appelé l’axe T.P. T.S. Transformation personnelle (T.P.) et transformation sociale (T.S.) doivent aller de pair. Elles sont profondément complémentaires. Le bien vivre dépend d’un certain nombre de conditions de transformations structurelles (nourriture suffisante, soins de base etc,). Mais ces transformations structurelles ne sont vraiment fécondes qu’à condition que les acteurs du changement aient évolué dans leur art de vivre intérieur. Si ils véhiculent mal être et mal de vivre, ils ne vont pas manquer de mettre en œuvre des logiques compensatrices. Celles-ci pourront se traduire par une forme d’addiction au pouvoir qui conduit les anciennes victimes à devenir bourreau, les anciens dominés à devenir dominants. Il ne suffit pas de changer le pouvoir, c’est le rapport même au pouvoir qui doit évoluer. On ne peut changer son rapport au pouvoir que si l’on comprend que l’énergie intérieure est la joie qui se trouve en chacun de nous. C’est ici qu’une démarche intérieure personnelle est fondamentale. Plus l’on se trouve dans la nécessité de construire des stratégies alternatives -et le capitalisme du fait de son insoutenabilité écologique, sociale et financière nous y conduit- plus l’on est amené à chercher des solutions radicales, au sens d’aller à la racine des problèmes. Parallèlement, plus l’on se situe dans des postures alternatives, plus il faut passer de la question de la révolution à celle de la métamorphose comme le souligne Edgar Morin reprenant les propos de Jacques Robin et de Laurence Baranski, auteurs de L’urgence de la métamorphose. La métamorphose est beaucoup plus exigeante que la révolution. Car ce n’est pas simplement le pouvoir des dominants qui est en cause, c’est aussi le pouvoir de domination quel qu’il soit. Il existe un lien étroit entre les logiques de captation -captation de richesses, de pouvoir et de sens- et les logiques de mal être. On retrouve au cœur des trois grandes fractures de nos sociétés –écologique, sociale et financière- le couple formé par la démesure et le mal être. On dit de Wall Street qu’elle ne connaît que deux sentiments : l’euphorie et la panique. C’est à peu près la définition de la psychose maniaco-dépressive. On observe le même rapport démesure-mal être sur le plan collectif que sur le plan personnel. L’alternative consiste à lutter contre les différentes formes de démesure et de mal être en assurant une justice sociale pour combattre les inégalités, en régulant la vie financière pour mettre fin à la folie de l’économie spéculative et à sortir de la logique de l’hyper productivisme. Il s’agit de s’attaquer à la racine de la démesure qui réside dans le mal être, la maltraitance, le mal de vivre. C’est ici que le bien vivre devient un enjeu politique. Et cet enjeu ne peut être porté que par des acteurs qui ont suffisamment travaillé intérieurement leur propre bien vivre comme alternative aux logiques de mal être.

 

C’est ce sur quoi vous travaillez notamment avec le Manifeste convivialiste ?

Tout à fait. L’amour est l’une des questions essentielles pour le devenir de l’humanité. « Il nous faut apprendre à nous aimer comme des frères et sœurs ou nous préparer à périr comme des imbéciles, » insistait Martin Luther King. Il est très important de lier la question de l’intelligence à celle de l’amour et de lier la question de l’inintelligence à celle du manque d’amour. Toutes les crises que nous connaissons sont des crises liées au manque d’amour. Des crises de manque d’amour pour autrui à travers les logiques de compétition et de guerre. Et des logiques de manque d’amour pour soi même dont témoignent l’égoïsme et l’égocentrisme. N’oublions pas le manque d’amour pour notre planète. Toutes ces crises qui se manifestent sur le plan écologique, social et financier, tiennent à un manque d’amour. L’humanité peut transformer ces défis en destinée commune, franchir un saut qualitatif dans sa propre humanisation. A condition de progresser sur le terrain de l’art d’aimer, de s’aimer elle-même, entre êtres humains et de se situer dans un rapport amoureux à la nature et l’univers. Ces questions se trouvent au cœur du Manifeste convivialiste. La question politique centrale est bien la question humaine. « Le métier d’homme », pour citer Alexandre Jollien, est un ministère passionnant mais éminemment difficile. Parce que la conscience peut-être malheureuse et entraîner des logiques de prédation, de rivalité, de guerres. La voie alternative consiste à cheminer vers une conscience pleinement assumée. C’est que j’appelle vivre à la bonne heure en mettant l’accent sur une qualité de présence et d’intensité qui permet de vivre pleinement et debout un bout de l’histoire de l’univers. A ce moment là, l’autre, au lieu d’être un rival, devient un compagnon de route en humanité.

 

Propos recueillis par Eric tariant

 

Pour aller plus loin :

http://lesconvivialistes.fr

http://dialoguesenhumanite.org

 

Lire :

« Vivre à la bonne heure ». Entretien avec Patrick Viveret (Les Presses d’Ile-de-France, 2014)

« La cause humaine. Du bon usage de la fin d’un monde » de Patrick Viveret

(Les liens qui libèrent, 2012)