« Pour la première fois, dans l'histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est maître sans limitation ni mesure. (...) Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. (…)  L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde. (…) De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. » Cette citation au rythme inimitable, lent et terrien, réfractaire à l’impatience du lecteur, est extraite d’une « Note conjointe sur Descartes et la philosophie cartésienne » écrite par Charles Péguy dans les années 1909- 1914. Cent ans après la rédaction de ces propos, l’argent à poursuivi son inexorable progression pénétrant peu à peu tous les domaines de la vie sociale et privée jusqu’à ses recoins les plus intimes. Ne parle-t-on pas aujourd’hui de brevets sur le vivant, de banques d’organes et de banques de sperme?

L’argent a cessé d’être un moyen pour devenir une fin en soi, un instrument de domination et d’accaparement au service des plus riches. Il est devenu un frein à l’échange pour tous ceux qui en sont privés. Il est urgent de revenir, aujourd’hui, à sa fonction essentielle : l’échange. Tel est l’objectif des monnaies complémentaires.

En valorisant le lien social, la confiance, l’échange non spéculatif et les circuits courts, elles permettent une réappropriation de la monnaie par la société civile. D’où leur formidable foisonnement à travers le monde depuis le milieu des années 1980. On en dénombrait 200 en 1990 contre plus de 5000 aujourd’hui, du Time dollar au Fureai Kippu, une monnaie sociale japonaise qui signifie « ticket de relation cordiale » en passant par l’Ithaca Hour dans l’Etat de New York, le Chiemgauer en Allemagne, le système C3, un réseau de monnaies interentreprises ou encore les SEL (système d’échanges local) qui proposent toutes une autre façon de vivre ensemble en privilégiant la solidarité entre les hommes (lire notre reportage sur les SEL). « Nous avons besoin d'une diversité monétaire », martèle Bernard Lietaer, spécialiste des monnaies et ancien haut fonctionnaire de la banque centrale de Belgique, (lire l’entretien ci-dessous) qui nous invite à sortir de notre monoculture monétaire mondiale facteur de crises et d’instabilité. « Si les banques faisaient faillite, poursuit-il, grâce aux systèmes de monnaies interentreprises qui seraient alors en plein développement, la vie économique pourrait parfaitement se poursuivre. Et les entreprises auraient les moyens de continuer à fonctionner. »

En France, la première monnaie locale complémentaire, l’Abeille, a été lancée en janvier 2010 à Villeneuve-sur-Lot par une poignée de militants (lire notre reportage). « La seule vraie richesse nous est offerte gratuitement par la planète terre. La monnaie n’est qu’un moyen d’échange, » lit-on dans la Charte de cette nouvelle monnaie née sur les bords du Lot. Sur les pas de l’Abeille, une demi-douzaine d’autres monnaies locales complémentaires ont vu le jour en France ces derniers mois. Les Lucioles dans le Sud de l’Ardèche en mars dernier, la Bogue dans le Nord de ce département, la Mesure à Romans dans la Drôme et le SOL Violette à Toulouse, toutes trois nées au mois de mai.

L’heure est à la biodiversité monétaire. C’est une nécessité insiste Bernard Lietaer. Parallèlement à notre système monétaire de type Yang favorisant la prédominance d’une monnaie nationale ou internationale et la compétition entre les acteurs économiques, il est urgent de multiplier les monnaies complémentaires Yin source de coopération. Il s’agit du levier le plus puissant, insiste-t-il, pour transformer nos sociétés et assurer une abondance durable.

« N’est il pas étrange, pour ne pas dire absurde, voir criminel, de manquer d’argent quand on sait que sa création dépend de l’unique volonté humaine ? s’interroge de son côté Philippe Derudder dans son livre « Rendre la création monétaire à la société civile ». (…) De réelle autrefois, la misère est devenue artificielle, ce qui la rend sans doute plus intolérable encore. »

 

Eric Tariant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie :

 

Au cœur de la Monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous par Bernard Lietaer (Editions Yves Michel, 2001).

 

Monnaies régionales, de nouvelles voies vers une prospérité durable de Bernard Lietaer et Margrit Kennedy (éditions Charles Léopold Meyer 2008). Cet ouvrage peut-être téléchargé sur le site de Bernard Lietaer www.lietaer.com

 

Rendre la création monétaire à la société civile. Vers une économie au service de l’homme et de la planète. De Philippe Derudder (Editions Yves Michel. 2005).

 

Une monnaie nationale complémentaire. Pour relever les défis humains et écologiques par Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq (Editions Yves Michel. 2011).

 

La Dette publique, une affaire rentable. A qui profite le système ? Par Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq (Editions Yves Michel. 2008).

 

L’argent, ouvrage publié sous la direction de Michel Wieviorka suite aux Entretiens d’Auxerre 2009 (Sciences humaines éditions. 2010)

 

Les SEL (Systèmes d’échanges locaux) pour un vrai débat de Denis Bayon (Editions Yves Michel 1999)

 

Voir les vidéos du colloque « Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies »de l’Université intégrale, organisée par le Club de Budapest, les 19 et 20 septembre au Forum 104, rue de Vaugirard à Paris.

http://universite-integrale.blogspot.com/2011/08/nouvelles-valeurs-nouvelles-richesses.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entretien avec Bernard Lietaer

 

« Nous avons besoin d’une diversité monétaire »

 

 

« L’argent est pour l’être humain l’équivalent de ce qu’est l’eau pour le poisson : un élément tellement consubstantiel à son environnement qu’il n’y prête plus attention », souligne avec humour Bernard Lietaer, grand spécialiste des questions monétaires internationales. Cet ancien haut fonctionnaire de la banque centrale de Belgique, enseignant et conférencier est depuis plus de quarante ans un acteur et un observateur avisé de notre système monétaire et financier. Pourquoi un tel intérêt pour l’argent ? Parce que la monnaie, contrairement à ce que nous fait croire la théorie économique, est loin d’être un instrument neutre. A la manière des rives qui orientent et canalisent le cours du fleuve, notre système monétaire détermine –encourage ou interdit- les directions dans lesquelles s’investissent les énergies humaines. Le type de monnaie utilisé affecte les relations entre les utilisateurs et la nature des échanges. La monnaie est une clé essentielle, le levier le plus puissant pour rendre possibles les nécessaires changements de nos sociétés et assurer une abondance durable insiste Bernard Lietaer. Partisan de la diversité monétaire, il milite pour la création de monnaies complémentaires seules à même de sortir d’un monopole asphyxiant et source de déséquilibres. Afin de nous aider à mieux comprendre comment la monnaie agit au plus profond de notre psyché et façonne nos sociétés il a écrit un livre, « Au cœur de la monnaie », qui décortique ses mécanismes émotionnels inconscients. Des émotions collectives comme la cupidité et la peur de la pénurie, encore plus prégnantes en cette période de crise, ne seraient elles pas renforcées par notre système monétaire ? Entretien.

 

 

 

Qu’est ce qui vous a conduit à consacrer plus de quarante ans de votre vie à l’étude des monnaies et des systèmes monétaires ?

Le hasard dira-t-on ! Le hasard nous ressemble... Pendant les vingt premières années de ma vie professionnelle, je n'étais pas du tout conscient que la monnaie était devenue le fil directeur de ma carrière. Celle ci suivait son cours ponctuée de projets successifs à travers le monde. Ce n'est qu'au début des années 1990 qu'un ami qui me connaissait bien m'a dit « Bernard ! Tu as été formé pendant 25 ans pour comprendre la monnaie et son fonctionnement comme sans doute personne ne l'a jamais été. Il faut absolument que tu témoignes par écrit de ce que tu as appris ». Je me suis lancé. J’ai mis cinq ans pour rédiger mes deux livres, The future of money et Au cœur de la monnaie, qui en fait n’en faisaient qu’un. La première édition était en allemand. Les éditeurs qui souhaitaient publier des livres courts ont coupé l'ouvrage artificiellement en deux opus. Je pensais que le thème allait m'abandonner après ces publications. Il n’en a rien été.

 

 

Les monnaies seraient, selon vous, une clé essentielle, un levier de changement déterminant pour améliorer notre système et le fonctionnement de nos sociétés dans leur ensemble…

Tout à fait. Suite à l’interpellation de mon ami, j’ai pris conscience que j'étais en effet devenu un des observateurs particuliers de la monnaie. Ce, en raison des rôles très différents – et qui d'ordinaire s'excluent -que j'ai joué tout au long de ma carrière dans ce secteur. J'ai réalisé que j'étais sans doute le seul homme qui ait été haut fonctionnaire dans une banque centrale et ait géré des fonds de monnaies off shore , qui ait travaillé tour à tour auprès de multinationales et de pays en voie de développement. Ce sont la des mondes non seulement différents, mais qui en général s'opposent. Avoir été d'abord professeur de finances internationales et ensuite président de système de paiements électroniques n'est pas non plus banal. Chacune de ces expériences m’ont permis d'observer la monnaie sous des angles inhabituels. J’ai pris peu à peu conscience que le système monétaire était sans doute le levier le plus puissant auquel l’on pouvait avoir accès pour rendre possibles les nécessaires changements de nos sociétés.  

 

 

 

Quelles sont les origines de la crise financière qui s’est déclenchée en 2008 ? S’agit-il d’une défaillance cyclique ou d’une véritable crise structurelle ?

J'ai écrit, en 1979, un livre qui annonçait la crise de la dette latino-américaine.; crise qui s'est déclenchée en 1981. J'évoquais alors l'existence d'un problème structurel dans l'économie monétaire internationale. Un problème qui allait nous hanter. Depuis cette date, nous avons essuyé 204 crises monétaires et 147 crises bancaires. Si je vous confie la conduite d’une voiture sans frein et équipée d’un volant pas très fiable avec pour feuille de route la traversée des Alpes, c’est la voiture qu’il faudrait incriminer en cas d’accident, pas le conducteur. Toutes les crises sont, à chaque fois analysées, comme si il s'agissait de la première. Il n'en est rien. Le problème est structurel. Quand un accident survient sur la route on en attribue souvent la responsabilité au conducteur ou à la réglementation routière. Mais dans le domaine monétaire, personne n'évoque jamais la nécessité de changer la voiture.

 

 

Quelles solutions structurelles proposez-vous pour sortir de ces cycles récurrents de crises financières et monétaires que nous traversons depuis quarante ans ?

Nous souffrons bien d'un problème structurel et nous avons pu le démontrer et le prouver mathématiquement. Une monoculture monétaire n'est pas stable. Nous vivons en effet dans une monoculture mondiale de monnaie créée par des banques selon le même mécanisme partout dans le monde. Nous avons pu démontrer scientifiquement à partir de la théorie de la complexité qu'une telle monoculture ne sera jamais stable. Une économie est un réseau de flux complexe, exactement comme un écosystème naturel. Nos écosystèmes naturels sont durables parce qu'ils sont suffisamment diversifiés. On ne peut assurer la stabilité des réseaux complexes sans diversité. C’est une condition essentielle.

 

 

 

Le professeur d’économie Nouriel Roubini a dit que cette crise sera « longue, féroce, pénible et profonde ». Partagez vous ce point de vu ?

Nous connaissons les mêmes problèmes qu’après la crise de 1929 même si l’on pointe, aujourd’hui, le doigt dans une autre direction. Lisez les journaux des années 1930. Ils parlaient dans les mêmes termes, de la même façon qu’aujourd’hui. La crise de 1929 n’a été qualifiée de Grande Dépression qu'en 1955. Roosevelt, qui a été crédité d'avoir sorti les Etats-Unis de la crise grâce au New deal, explique lui même que ce n'est pas son plan de relance mais, bel et bien, la deuxième guerre mondiale qui a permis au pays d'émerger de cette dépression. Nous sommes en train de répéter le même jeu, de suivre le même rituel mais avec des acteurs différents. Je crois, comme Nouriel Roubini, que cette crise sera longue et pénible. Les crises de la Grèce, du Portugal, de l'Irlande, et bientôt de l'Italie ou l'Espagne, sont des épisodes à des stades différents d'un même problème.

 

 

 

Ces solutions structurelles consistent donc pour vous à créer des monnaies complémentaires ?

Nous avons effectivement besoin d'une diversité monétaire. Mon livre The future of money a été publié il y a plus de dix ans. J'y annonçais quatre grands problèmes qui convergent en ce début de XXIe siècle : le vieillissement de la population qui a des conséquences financières en matière de pensions et de coûts de santé; le changement climatique et l’appauvrissement de la biodiversité; la fin de l’ère industrielle qui provoquera une crise de l'emploi; et, dernier élément, l’instabilité monétaire. Je montrais pourquoi aucun de ces problèmes ne trouvera de solution dans le paradigme monétaire actuel.

Dès 1971, le Club de Rome nous a ouvert les yeux sur les limites de la croissance. Toutes ces mises en garde n’ont servi à rien. Pourquoi ? Car toute monnaie avec un taux d’intérêt positif escompte ou réduit le futur à rien. Tout ce qui se situe au-delà de 20 ans, n’existe pas. La plupart des entreprises sont gérées sur un horizon de 2 ou 3 ans – pour ne pas parler en trimestres ! La somme de quelques trimestres ne constitue pas un plan durable. Cela peut nous mener à des décisions tout à fait idiotes. Qui, dans le contexte du monopole monétaire tel qu’il est conçu, possède une solution pour parer à chacun de ces problèmes ou mégatendances ? Je n’ai depuis 10 ans reçu aucune réponse satisfaisante à cette interrogation.

 

 

La clé de l'introduction de monnaies complémentaires est pour vous essentielle ?

Supposons que les solutions que j'ai décrites soient en place aujourd'hui. On disposerait d’une monnaie mondiale -qui ne serait pas le dollar, qui ne serait pas non plus la monnaie nationale d'un pays- qui serait basée sur un panier de matières premières. On disposerait également de monnaies régionales, de monnaies interentreprises et de monnaies sociales au niveau local. Si les banques faisaient faillite, la vie économique pourrait parfaitement se poursuivre. Les entreprises auraient les moyens de continuer à fonctionner grâce aux systèmes de monnaies interentreprises qui seraient alors en plein développement. Alors que dans un système de monoculture monétaire comme le notre, tout s'arrête en cas de faillite du système bancaire.

 

 

Ces monnaies complémentaires seraient elles capables de juguler les méfaits de la mondialisation comme l'appauvrissement de la diversité ou l'accroissement des inégalités?

Oui tout à fait. Avec des monnaies régionales en parallèle avec l'Euro, la Bretagne et la Provence par exemple, qui ont sans doute des défis différents, pourraient ainsi avoir des manières différentes de répondre à ces défis.

 

 

Les monnaies complémentaires qui se sont multipliées depuis une vingtaine d’année ont-elles fait la preuve de leur efficacité ?

Aucune d'entre elle n'a atteint, à mon point de vu, l'échelle nécessaire. La seule exception est le Wir, la monnaie interentreprises créée en Suisse durant l’entre deux-guerres. Le Wir, réseau où les entreprises s'alimentent entre elles, a démontré depuis 70 ans qu'elle contribue à stabiliser l'économie suisse, et l'emploi. Il faudrait un système de ce type –que j’ai baptisé C3- pour résoudre la crise de l'emploi en Europe.

 

Résumons la structure complète du système que je propose. Il faudrait créer une monnaie mondiale qui ne soit pas la monnaie nationale d’un pays. Il faudrait également développer des monnaies régionales, ainsi que des monnaies interentreprises comme le C3.

En Europe, nous allons être confrontés, car cela ne fait que commencer, à un grave problème d’emploi. La situation n’est pas tout à fait la même que dans les années 1930, mais on n'a pas résolu le problème. Nous nous dirigeons vers de nouvelles instabilités. Les chocs vont être multiples et s'accélérer. Pour résoudre les problèmes d'emploi, il faudra créer des monnaies interentreprises. C'est au Brésil et en Uruguay que cet outil –le C3- est le plus avancé actuellement. Aujourd’hui en Europe, 80 à 90% des emplois privés sont concentrés dans les PME. Le problème central des PME est un problème de trésorerie. Quand une PME vend un produit, elle est payée à 90 jours ou à 120 jours, alors que quand elle achète quelque chose, elle doit payer cash ou dans un délai de 30 jours. La solution consisterait à créer un mécanisme permettant d'injecter du capital dans des PME qui fonctionnent bien.

 

Le Wir a montré que ces monnaies interentreprises jouaient un rôle contra-cyclique efficace…

Exactement. Mon collègue James Stodder a pu démontrer quantitativement que le WIR est le secret de la stabilité économique suisse.

 

 

Comment les banques centrales appréhendent elles la multiplication des monnaies complémentaires ?

La banque centrale du Brésil a réalisé une étude objective sur le terrain des effets économico-sociaux des monnaies complémentaires, et elle a officiellement conclu qu'elles ne posent pas un danger pour la gestion monétaire du pays, et permettaient de résoudre des problèmes sociaux importants. Elle contribue actuellement à lancer 200 banques à double monnaie dans ce pays.

L'attitude chez nous est toujours la même : celle qui prévalait pendant les années 30. Tant que ces initiatives sont marginales, elles ne s'en préoccupent pas trop. Mais quand elles prennent de l'ampleur, elles s'emploient à écraser et à tuer ces initiatives car elles y voient une compétition avec le monopole d'émission des banques. On ne comprend manifestement pas qu'une monnaie de crédit mutuel a une dynamique fondamentalement différente de la monnaie de dettes-bancaires.

 

 

Quid des hommes politiques ? Comment perçoivent-ils ces monnaies ?

Au niveau local et régional, les hommes politiques sont intéressés mêmes si ces initiatives leurs semblent exotiques. Les événements auxquels nous sommes confrontés vont nous obliger à aller vers ce type de systèmes où coexistent une pluralité de monnaies. Certains états s'y intéressent de près : la Lituanie, la Hongrie, le Brésil, l’Uruguay notamment, et même l'Utah, le Montana, l'Iowa aux Etats Unis.

 

Pourquoi votre ouvrage Au cœur de la monnaie, qui décrypte les dimensions intérieures, émotionnelles, individuelles et collectives de l’argent, vient-il seulement d’être traduit et publié en français alors qu’il est paru il y a plus de dix ans dans plusieurs langues à travers le monde ?

Au Coeur de la Monnaie a été déjà publié en huit langues, et est très populaire en Asie. Il y a entre autres une version russe, coréenne, chinoise, japonaise et une thaïlandaise. J'ai publié une demi-douzaine de livres sur les monnaies, mais aucun n'avait jamais, à ce jour, été traduit en français. The future of money n'avait plus de raison d'être publié dans son intégralité en français car il annonçait la crise qui maintenant a déjà eu lieu. Par contre, le livre publié sous le titre Au cœur de la monnaie par les éditions Yves Michel restera toujours d'actualité, même dans cent ans.

 

 

Vous semblez dire, dans cet ouvrage, que l’on trouve toujours à l’origine de ces crises monétaires et financières une répression du principe féminin…

Toutes les sociétés patriarcales ont toujours voulu imposer un monopole monétaire avec un taux d'intérêt positif. Ce monopole permet de concentrer les ressources et le pouvoir au sommet. Et c'est précisément l'imposition de cette monoculture qui rend le système structurellement instable...

 

 

Les toutes premières monnaies créées dans l’histoire du monde auraient donc été créés par des sociétés matrifocales… Par des sociétés qui honoraient l’archétype féminin, l’archétype de la déesse mère…

En effet. L'archétype de la Déesse Mère réfère à la fertilité, à l’abondance, au respect de la Terre Mère. Tous ces attributs sont reliés au même archétype.

 

 

Comment en êtes vous venu à entreprendre de telles recherches sur les archétypes ?

Je connaissais les travaux de Jung. Mais ce ne sont pas ses thèses qui sont à la base de mon livre. Quand je suis arrivé en Californie, j'ai cherché à louer temporairement un logement avant de trouver une maison qui me convienne. J’ai sous loué un appartement qui renfermait une belle bibliothèque avec de nombreux ouvrages de psychologie. C'est comme cela que j'ai découvert, sur les étagères, les travaux de Robert Moore et Douglas Gillette. Ces deux analystes jungiens ont écrit plusieurs volumes sur les archétypes du roi, du guerrier, de l’amant et du magicien. En lisant leurs livres, je me suis rappelé du cliché selon lequel les marchés financiers ne seraient mus que par deux émotions : la cupidité et la panique. Ce sont clairement des émotions collectives de type archétypal. Je me suis alors demandé quelle pouvait être l’origine de ces émotions. Mais le travail de Moore et Gillette ne m’a pas apporté véritablement de réponse: il manquait un archétype!

 

 

Vous avez alors découvert, dans l'histoire, des périodes de prospérité, d’abondance durable et de bien être économique pour le plus grand nombre qui ont toutes été marquées par une valorisation du principe féminin et la coexistence de deux monnaies complémentaires  Yin et Yang. Comment expliquer cet alliage « magique » ?

Ce n'est certainement pas de la magie.

Le cas le plus clair et le plus net est celui de l'histoire de l’Egypte Dynastique. Ils utilisaient des lingots d'argent ou des anneaux d'or qui pouvaient s'accumuler comme monnaie yang. Mais en parallèle circulait une seconde monnaie basée sur les réserves locales de nourriture. Quand vous possédiez un surplus de dix sacs de blé après la moisson, vous les apportiez à un dépôt local où un scribe vous donnait un reçu attestant : « reçus dix sacs de blé » suivi du nom du scribe et la date. Le tout était inscrit sur un tesson de poterie appelé ostracon. On a trouvé, en Egypte, des millions de ces ostraca avec ce genre d'inscriptions. Ceux-ci étaient utilisés comme monnaies d’échanges dans le commerce journalier. Mais ces reçus perdaient progressivement de leur valeur : si vous gardiez l'ostracon de 10 sacs pendant en an, vous ne recevriez plus que 9 sacs pour refléter les pertes et les coûts de stockage de l'année. Bref, c'était une monnaie de pur échange, qui circulait toujours, qu'on n'accumulait pas. C'est pourquoi je l'appelle une monnaie yin.

Au Moyen Age Central du Xème au XIIIeme, il y avait aussi une prolifération de monnaies yin sous la forme de méreaux. De telles monnaies privilégiaient également les échanges et non l'accumulation.

Ces monnaies yin constituent un contre poids à la concentration, ce qui génère une logique propre à des sociétés qui honorent les relations locales et la communauté. A contrario, on trouve principalement des logiques d'accumulation et de concentration dans tous les systèmes patriarcaux.

 

 

Les sociétés matrifocales seraient donc moins matérialistes ?

J'ai compris lors d'un séjour à Bali quelle était la grande différence entre une société matrifocale et une société patriarcale. Les sociétés matrifocales ont confiance en l'univers. L'univers est pour eux un endroit bienveillant dans lequel on peut avoir confiance. Elles n’ont pas peur de l'inconnu car il finira par être bénéfique et favorable. Chez nous, les Occidentaux, l'inconnu est synonyme de danger.

Dans ces sociétés traditionnelles, cette confiance en l’univers se traduit par les liens noués par l’individu au sein de sa communauté locale. C'est la qualité de la relation que j’établis au sein de ma communauté -mon banjar à Bali- qui me fournit mon assurance vie. Si je meurs, quelqu'un s'occupera de mes enfants et de ma femme. Ces sociétés qui ont confiance en l'avenir, en l'inconnu, n'ont donc pas besoin d'accumuler des biens matériels.

Lorsque l'homme le plus riche de Bali est mort, il y a longtemps qu’il n'assistait plus aux réunions mensuelles de sa communauté. Il se sentait au-dessus de tout cela. Pour compenser ses absences, il devait payer une petite somme d'argent. Or, le moment le plus important pour un Balinais est la crémation, moment où l’on se libère de son enveloppe charnelle. La cérémonie de crémation est normalement l’occasion d’une grande fête car les individus n'ont pas peur de la mort. Lorsque l'homme le plus riche de Bali est mort, personne n'est venu à sa cérémonie de crémation. Cet homme n'avait pas maintenu sa participation à son banjar. Sa détention d'argent n’a généré aucune marque de respect de la part de la communauté.

 

 

On ne retrouve, aujourd'hui, cette valorisation du principe féminin que dans les rares sociétés primitives qui subsistent encore ?

Oui, on a écrasé toutes les autres sociétés qui valorisaient ce principe. Bali se retrouve à son tour sous tension aujourd’hui.

 

 

Dans cette période cruciale de changement de l'humanité, une des solutions pour accompagner ce changement serait donc de revenir à un équilibre entre principe féminin et principe masculin ?

C'est probablement, avec le changement climatique et les attaques à la biodiversité, l'un des plus importants enjeux de ces prochaines années. Nous traitons la nature comme une ressource à exploiter. C'est ce qui risque de nous perdre.

La crise écologique est pour moi le signe de la domination sans partage du principe masculin qui a rompu l’équilibre.

Un contre-exemple intéressant est fourni par l'Internet. Le film 2001 odyssée de l'espace, sorti dans les années 1970, montrait comment on voyait l'avenir de l'informatique. Il mettait en scène un ordinateur centralisé qui contrôlait tout et détenait toutes les informations. En réalité, nous n'en sommes pas arrivés là. L'informatique est devenue un réseau, un réseau distribué dans lequel il y a de la place pour tout, pour le meilleur et pour le pire, un réseau dans lequel il n'y a pas de centre. La vision du futur de l’informatique qui était celle du film 2001 Odyssée de l'espace était yang –masculin- mais nous avons créé un réseau mondial informatique de nature yin -féminin. L'internet joue aujourd'hui un rôle majeur dans les changements sociaux. Le printemps arabe n'aurait pas eu lieu sans le système de communication d'internet. Je vois là des signatures de l’émergence d'une nouvelle perception de l'univers.

 

Ces changements sont-ils contemporains d'un retour de la vénération du principe féminin?

Pour certains oui. Cela prend des formes très inattendues. Les mécanismes d'organisation qui sont en train de se créer sont des mécanismes en réseau même dans l'économie pure et dure. Il y a de plus en plus de manières d'organiser les choses qui font appel à des structures en réseau. L'intérêt croissant pour les synchronicités est un autre signe, c'est une autre empreinte de l’archétype de la Déesse mère.

 

 

« Le secret de la Vierge noire (ou de la déesse mère NDLR) est dans l’intégration du corps, de l’âme et de l’esprit dans un profond amour mystique et spirituel, un nouvel équilibre entre le masculin et le féminin. Elle est la madone de tous ceux qui veulent prendre l’avenir en mains avec amour et soin. Le rôle de la Vierge noire est de nous préparer pour le changement», écrit Petra van Cronenburg que vous citez dans Au cœur de la monnaie.

C'est en effet ce qui est en train de se passer. Ce sera la mutation la plus importante du XXIe siècle. Et, nous sommes déjà en train de la vivre. Nous fonctionnons toujours avec les vieux systèmes toujours en place mais les valeurs qui les soutenaient ont disparu. Le système politique et les media, moins avancés que les populations, ne reflètent pas les valeurs qui sont aujourd’hui véhiculées par la société. Les media nous tendent un miroir déformant.

 

 

Une métamorphose est nécessaire dit Edgar Morin...

Exactement. Un nouveau système conjuguant une pluralité de monnaies faciliterait cette métamorphose.

 

 

La monnaie jouera sans doute un rôle essentiel dans cette évolution. Mais, sera-t-il suffisant ? Quid de la spiritualité ? La dimension spirituelle n’est-elle pas la clé de voûte d’un monde plus juste, plus équilibré ?

Je pense qu'il y a un phénomène d'écho entre les valeurs spirituelles et l'activité ou l’engagement concret dans la vie. Il y a un pont entre les deux. Parfois, ce pont est un peu encombré. Nous connaissons tous des gens qui vont pieusement à la messe tout en contribuant, dans leur vie professionnelle, à la diffusion d’armes ou d’outils de destruction ou d’avilissement. Nous allons devoir soigner nos relations avec la terre, avec la communauté humaine, avec les autres. Nous avons souffert, au XXe siècle, d’une importante détérioration des communautés. Je montre pourquoi la généralisation des échanges monétaires est en grande partie responsable de cette détérioration. Remplacer les dons, les échanges de cadeaux, par des relations monétarisés détruit la communauté.

 

 

Vous citez à plusieurs reprises dans votre livre les peuples premiers, les Kogis notamment. Ces peuples ont ils un message important à délivrer aux occidentaux pour les aider à sortir de l'impasse dans laquelle ils sont enfermés ?

J'ai vécu quelque temps chez les Kogis, il y a plus de vingt ans, dans la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie. On retrouve sur leurs terres qui s’étagent sur plus de 3 000 mètres de hauteur tous les climats de la planète depuis les Tropiques jusqu'aux Neiges éternelles. La même famille possède trois ou quatre terrains, situés à différentes altitudes, sur lesquels ils vivent à des saisons différentes. Ils peuvent observer les changements de climat à tous les niveaux. Nous sommes pour eux les « petits frères », ceux qui ont oublié d'où les humains proviennent. Les « petits frères » ne savent pas ce qu'ils font. Ils sont en train de détruire la planète nous disent ils. Ils ont raison et le changement climatique le prouve.

 

Ont-ils des principes à nous enseigner, des solutions à nous apporter ?

Ils peuvent nous aider à établir d’autres relations avec la nature. Nous la traitons comme une matière morte comme nous l'avons appris auprès des Babyloniens et des traditions germaniques. La terre est le cadavre, les ossements de la déesse mère, et les océans sont son sang. N’est ce pas une métaphore assez explicite ? Nous commençons à découvrir que tout est vivant. Il est de plus en plus artificiel de séparer, même en biologie, le vivant et le non vivant. Il y a un continuum. C'est ce que nous disent entre autres les Kogis.

 

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

 

 

Pour aller plus loin :

 

www.lietaer.com

 

Lire :

 

Au cœur de la Monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous par Bernard Lietaer (Editions Yves Michel, 2001).

 

Monnaies régionales, de nouvelles voies vers une prospérité durable de Bernard Lietaer et Margrit Kennedy (éditions Charles Léopold Meyer 2008). Cet ouvrage peut-être téléchargé sur le site de Bernard Lietaer www.lietaer.com

 

 

 

 

 

 

Des abeilles et des hommes

 

En l’espace de moins de trois ans, une dizaine de monnaies locales complémentaires (MLC) ont été créées en France par de simples citoyens. Gadgets, opérations bouées de sauvetage en temps de crise ou tentatives de remettre l’argent à sa juste place ? Reportage près d’Angers où se sont tenues, en juin dernier, les « rencontres nationales » de ces MLC et à Villeneuve-sur-Lot, patrie de l’Abeille, la première monnaie locale lancée dans l’hexagone.

 

« Qui veut gagner des pépettes ? » Sanglé dans son costume cravate noir, sourire béat et air satisfait, Prosper Boursier, expert en multiplication de biftons, slalome entre les « congressistes » dans le hall du centre culturel Jean Carmet de Murs-Erigné. C’est ici, dans cette jolie commune du Sud d’Angers qui vient de lancer la Muse, une nouvelle MLC, que se sont tenues, en début d’été, les 5ème Rencontres nationales des porteurs de projets de monnaies locales complémentaires

Cette grande messe biannuelle réunissait cette année les pionnières de ces monnaies éthiques et solidaires françaises : l’Abeille née à Villeneuve-sur-Lot, la Mesure à Romans-sur-Isère, la Bogue dans le Sud-Ardèche et le Sol Violette à Toulouse. Douze monnaies locales sont aujourd’hui en service dans l’hexagone et une dizaine à l’état de projet. Toutes sont nées depuis moins de trois ans. Toutes –à l’exception du Sol Violette- ont été créées selon un processus bottom up par des groupes de citoyens bénévoles réunis au sein d’associations. Retraitée de l’éducation nationale, petit bout de femme brune dynamique et enjouée à l’accent chantant, Françoise Lenoble est l’âme de l’Abeille et des rencontres de Murs-Erigné. Militante de longue date en faveur d’une écologie holistique, elle est assise autour de la grande table des rencontres à côté de Michel Lepesant, un des initiateurs de la Mesure. Cet objecteur de croissance, grande gueule intello dont la verve rappelle celle de Fabrice Luchini, est aussi l’animateur du site internet du réseau. Barbe broussailleuse et gueule carrée à la Jaurès, Jean-Paul Pla, adjoint au maire de Toulouse et acteur de terrain de l’économie solidaire et sociale, est la tête d’affiche de ces rencontres de Murs-Erigné. Grande carcasse dégingandée éclairée par des yeux mobiles et tristes, l’initiateur du Sol Violette, seule et unique monnaie top-down de la bande, s’emploie à fédérer ces MLC citoyennes dans toute leur diversité. Et à rassurer ses collègues quant au caractère démocratique de ses « violettes » plantées et arrosées par la municipalité de Toulouse.

L’objectif de ce grand raout angevin ? Créer des liens et favoriser la coopération entre les créateurs de ces toutes jeunes monnaies. Foin de batailles d’égo et d’autocélébration, les rencontres se veulent résolument ludiques. « Il ne faut pas se prendre au sérieux et travailler en s’amusant. On est petits, on ne changera pas le monde », lance Michel Lepesant. Prosper Boursier- alias Fred Riclet, un des comédiens de la Compagne théâtrale nantaise la Tribouille, a troqué son habit de banquier contre un short, une casquette et un maillot d’un rouge pétant. Ce samedi soir, dans le centre culturel noir de monde, il arbitrera la finale du Championnat du monde d’évitement des questions fondamentales.

A Murs-Erigné, il ne s’agit pas d’éviter mais bien de se coltiner aux questions fondamentales dont la plus pressante : comment remettre l’économie à sa juste place et faire que l’argent -la richesse symbolique- soit placé au service de la vraie richesse : la vie ?

Au programme de ce studieux week-end de travail : l’élaboration d’une charte commune à tous les participants du réseau et la création d’une plaquette d’information visant à mieux faire connaître les MLC au grand public.

Monopoly éthique pour bobo branché, parade à la crise ? Pour en savoir plus sur ces étranges monnaies qui font figure d’Ovni, en route pour Villeneuve-sur-Lot, capitale des pruneaux et de l’Abeille, première monnaie complémentaire locale de France.

 

Au pays des Abeilles

L’Abeille a vu le jour en janvier 2010 dans un bassin chahuté par la crise. Elle a été lancée par une brochette de militants écolos coachés par Philippe Derudder, conseiller en économies alternatives et auteur de plusieurs livres sur le sujet. Avant de commencer à battre monnaie, la petite équipe d’Agir pour le vivant, la structure porteuse, est partie chercher l’inspiration en Bavière. C’est là qu’a été lancé il y a dix ans le Chiemgaeur, la monnaie locale la plus développée en Europe. Quelques mois plus tard, les premiers billets sortaient de l’imprimerie de Villeneuve-sur-Lot. « C’est en faisant qu’on apprend, l’important c’est de démarrer sans trop tergiverser », sourit Françoise Lenoble, co-présidente d’Agir pour le vivant, l’association porteuse du projet.

Aujourd’hui, 80 patrons de PME installées à Villeneuve-sur-Lot et dans un rayon de 25 kilomètres autour de la bastide, ont adhéré, à l’Abeille moyennant paiement d’une cotisation de 50 à 500 euros. Ils sont 80 à accepter ainsi les paiements en monnaie complémentaire locale. Toutes ces entreprises ont signé une charte les engageant à « adopter des comportements économiques et sociaux cohérents ». Christelle, qui tient une boutique de coiffure dans le centre ville, s’est engagée à se former à l’utilisation de produits naturels. Christine Dargencourt, qui tient un magasin de chaussures rue de Pujols, ne vend que des produits de fabrication européenne qu’elle choisit en fonction de critères « de qualité et de durabilité ». Pressing bio, maraîchers siglés AB, entreprise d’insertion, restaurants, professionnels de santé : la liste des prestataires ne cesse de s’allonger.

Faire ses courses en Abeille ? Rien de plus simple. Il suffit de payer une adhésion annuelle et d’échanger ses euros contre des Abeilles. « La démarche est tout à fait légale. Ces monnaies complémentaires locales sont autorisées par le Code monétaire et financier », lance Philippe Lenoble, membre d’Agir pour le vivant et ancien directeur régional de la banque éthique La NEF. Pour cela, il suffit de se rendre dans un des cinq comptoirs d’échanges du territoire. Rendez-vous à l’épicerie Ceribio abritée dans un vieil immeuble en briques roses du centre ville. Hervé Ricard, propriétaire du magasin, un breton originaire de Saint Brieuc, réalise 4 à 5 000 euros de chiffre d’affaires en Abeilles chaque mois. Il s’approvisionne en priorité auprès d’entreprises locales adhérentes comme Vitamont installée à Monflanquin, au Nord de la bastide, qui lui fournit ses jus et sirops de fruits contre des Abeilles. Le gérant accorde une réduction de 5% aux porteurs d’Abeilles qui achètent des produits locaux. Pour injecter d’avantage de monnaie locale dans le circuit, il envisage de régler en Abeilles la prime « dividendes » annuelle qu’il verse à ses salariés.

 

Se réapproprier le pouvoir sur l’argent

Pourquoi créer une monnaie locale complémentaire ? «Il s’agit avant tout de se réapproprier notre pouvoir sur l’argent et de revenir à sa fonction première : l’échange », insiste Françoise Lenoble.

Interpellé, cabas à la main, en train de faire ses courses sous la halle du Marché bio, Mathias Petitot est très disert. « L’Abeille nous permet de savoir d’où vient l’argent et où il va et d’en faire bénéficier les entreprises qui travaillent dans l’économie réelle. C’est un outil de responsabilisation des citoyens. La démocratie, ce n’est pas uniquement voter, » assène avec conviction ce gérant d’une entreprise de peinture décorative. Mathias a adhéré à l’Abeille comme une centaine d’autres habitants du Villeneuvois.

Il s’agit aussi de redynamiser l’économie locale et le commerce de proximité en injectant de l’argent qui circule sur un bassin de vie en circuit court.

Située en plein centre ville, à deux pas du vieux pont, la boulangerie Brossier s’est lancée dans la fabrication de pain bio grâce au réseau Abeille. Fouillant un beau jour dans l’annuaire des entreprises adhérentes, Francine Brossier découvre l’existence d’un producteur de farine bio, Michel Artisier. Celui ci a le mérite d’être installé à Pujols, à quelques encablures de la ville-sous préfecture, alors que la boulangère s’approvisionnait auparavant à plusieurs centaines de kilomètres. Tout le monde y gagne. La boulangerie Brossier a réduit son empreinte carbone et boosté sa production de pains bios… et le minotier doublé ses ventes sur le Villeneuvois. Autre particularité de l’Abeille : c’est une monnaie fondante. Oui, fondante. C'est-à-dire qu’elle perd de sa valeur tous les six mois. Pour continuer de l’utiliser, les adhérents doivent acheter une vignette pour une valeur de 2% du prix du billet et la coller au dos de celui-ci. L’objectif de la fonte ? Interdire la spéculation et accélérer la vitesse de circulation de la monnaie pour mieux irriguer le territoire économique local. Résultat ? L’Abeille tourne trois fois plus vite que l’euro.

Aujourd’hui, près de 15 000 Abeilles circulent dans le Villeneuvois. Les 15 000 euros reçus par l’Association Agir pour le Vivant, en échange des Abeilles émises, ont été déposées à la NEF. Elles constituent le fonds de garantie du système. « Par la suite, nous accompagnerons financièrement les entreprises du réseau en leur accordant des prêts en puisant dans ce fond», poursuit Françoise Lenoble.

Pour élargir le rayonnement de l’Abeille, Agir pour le vivant compte désormais sur l’implication des élus locaux. « L’Abeille ? Je n’en pense que du bien », lançait il y a quelques mois Jérôme Cahuzac, l’ancien député maire socialiste de Villeneuve-sur-Lot devenu ministre du budget. Présent en janvier 2011 pour la célébration du premier anniversaire de l’Abeille, il a décidé de mettre gratuitement un local à la disposition d’Agir pour le Vivant. Un premier pas.

Si les services sociaux de la commune acceptaient de régler une partie de leurs prestations en Abeilles, et que le théâtre et la piscine devenaient à leur tour partenaires, l’envol de l’Abeille serait alors vraiment assuré. « Avec nos 150 adhérents sur un bassin de population de 24 000 habitants, l’Abeille est encore une goutte d’eau. Mais c’est une goutte d’eau qui fait avancer, » martèle Françoise Lenoble.

 

Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

http://monnaie-locale-complementaire.net/ : le site des MLC.

Le site de l’Abeille : http://agirpourlevivant.org

 

Lire :

 

Les monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ? Par Philippe Derudder (éditions Yves Michel, 2012).

 

Rendre la création monétaire à la société civile. Vers une économie au service de l’homme et de la planète. De Philippe Derudder (Editions Yves Michel. 2005).

 

Une monnaie nationale complémentaire. Pour relever les défis humains et écologiques par Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq (Editions Yves Michel. 2011).

 

 

Nantes sur les pas du Wir (encadré)

« Les monnaies complémentaires ? C’est tout sauf du folklore », soutenait il y a quelques mois Jean-Marc Ayrault, le député-maire de Nantes. Avant d’être nommé premier ministre, il s’était fixé pour objectif de lancer une monnaie inter-entreprises sur le bassin nantais inspirée du Wir, une monnaie complémentaire interentreprises suisse née pendant les années 30, en pleine crise économique. Les atouts du Wir ? Ses vertus anticycliques en périodes de turbulences économiques. Dans le bassin Nantais, il s’agira d’aider les entreprises à faire face à la crise des liquidités et à faciliter leur accès au crédit à une période où les défaillances de PME se multiplient. «En 2008, beaucoup d’entreprises sont parvenues à passer le cap parce qu’elles avaient de la trésorerie. Aujourd’hui, elles se trouvent en difficultés parce qu’elles en sont dépourvues, » souligne Pascal Bolo, adjoint au maire de Nantes chargé des finances, du dialogue citoyen et de l’évaluation des politiques publiques.

Accompagné d’une délégation d’élus et de responsables de chambres consulaires, le maire de Nantes s’est rendu en pèlerinage en Suisse au printemps 2012 pour étudier cette drôle de monnaie helvête. Couvrant toute la Suisse, le Wir circule au sein d’un réseau de 60 000 PME adhérentes, soit 20% des PME helvétiques. Ici, pas de taux d’intérêt. Les avoirs ne sont pas rémunérés en application des thèses du théoricien monétaire Silvio Gesell (1862-1930) qui s’était fait l’apôtre d’une monnaie fondante, c'est-à-dire d’une monnaie qui se déprécie si on ne l’utilise pas. « C’est la rotation de l’argent qui permet à l’économie de se développer et de prospérer. Celle-ci doit être la plus rapide possible»,  insiste Hervé Dubois, le responsable de la communication de la banque. A Nantes, l’objectif est de créer un instrument qui permette de financer les projets de l’économie sociale et solidaire mais aussi ceux de la sphère associative. « Il s’agirait de combiner l’intérêt citoyen des SOL et l’efficacité économique des Wir », conclut Pascal Bolo. Le Wir nantais devrait voir le jour durant l’été 2013.

E.T.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les SEL, une utopie en marche ?

 

Ils fonctionnent tous globalement de façon identique mais sont en même temps tous très différents. Les 450 systèmes d’échanges locaux (S.E.L) de France proposent à leurs adhérents une autre façon de vivre ensemble et d’échanger sans l’argent qui dégrade et pervertit les relations sociales. Privilégiant la réciprocité et la solidarité, ils ont inventé un espace social et économique interdisant la spéculation et l’accumulation. Rencontres avec des animateurs de SEL en Ile de France et à ses lisières.

 

«La monnaie était la pépète qui valait 60 unités. J’ai commencé seul en distribuant des tracts, en collant des affiches, et en organisant des réunions dans des cafés, se souvient Daniel. Dès que j’ai pu, j’ai créé une association, Le SEL du XVe». Lancé en mai 1996 par Daniel Herlaut dans le quinzième arrondissement de Paris, il a vite débordé le cadre de l’arrondissement pour devenir en 1998 le SEL de Paname couvrant les XIIIe, XIVe et XVe arrondissements de Paris. C’est dans les jours et les mois qui ont suivi les grèves de novembre-décembre 1995 contre le plan Juppé sur la réforme des retraites et de la sécurité sociale que les Sels ont essaimé. En novembre 1995 le SEL Lyonnais voit le jour -son unité d’échange est le caillou- suivi du SEL de Cocagne à Toulouse, puis du SEL de Paris –au Nord de la capitale- en janvier 1996 avec ses piafs. Vient ensuite, en avril, le SEL des sables aux Sables d’Olonne…« Nous étions à la recherche d’alternatives. Je considérais le lancement du SEL comme une alternative d’économie solidaire au plan local», lance Daniel Herlaut.

On dénombre aujourd’hui plus de 450 SEL en France regroupant plus de 40 000 personnes. Le premier SEL a été créé dans l’Ariège en 1994 (lire ci-dessous l’entretien avec François Terris cofondateur du Sel de Montbel) avant de s’introduire en Ile-de-France, en 1995, par Saint-Quentin en Yvelines.

Le SEL de Paname compte aujourd’hui 160 adhérents. Pour adhérer au SEL, il suffit de verser une cotisation et de proposer des échanges de biens, de services ou de savoirs qui seront inscrits dans un carnet d’échange sur lequel figurera les soldes débiteurs et créditeurs. Les comptes sont autogérés et transparents.

Les échanges de services et de savoirs proposés par le SEL de Paname sont aussi riches et variés que le sont l’imagination et la culture des adhérents : calligraphie pour les nuls, aide à la préparation d’un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, dépannage de machine à laver, garde d’enfants, cours d’informatiques ou d’anglais, stage de Reiki, atelier de rempaillage de chaises, médiation, lecture de contes, initiation à la sophrologie…Les biens proposés sont tout aussi variés: vêtements, livres, plantes, semis ou autres fleurs, électroménager, matériel HI FI etc.

Pourquoi adhérer à un SEL ? « Les échanges sont l’occasion de recréer des liens sociaux. Dans les SEL, le lien social est plus important que le bien. L’économie est au service de l’homme et non l’inverse », explique Daniel Herlaut. Le SEL est aussi un espace de reconnaissance sociale et de développement personnel. « Les SEL proposent des solutions pour vivre autrement. Ils peuvent aider à révéler des talents, note de son côté Dominique Doré, porte-parole de la Coordination des SEL d’Ile-de-France. Les gens vivent parfois au rythme métro-boulot-dodo sans avoir l’occasion d’exercer leurs talents. Dans le cadre d’un SEL, on peut s’apercevoir que l’on peut faire autre chose. Une personne douée en dessin s’est ainsi mise à réaliser des cartons de mariages. Si les services qu’elle propose fonctionnent avec succès dans le SEL, rien ne l’empêche de lancer sa propre activité, » poursuit Dominique Doré, le verbe haut et le sourire jovial. Habillée d’une veste, d’un foulard et de chaussures échangés dans le cadre du SEL de Montreuil, elle est le co-auteur du guide pratique SEL, mode d’emploi en ligne sur le site Sel’idaire.

 

Le SEL des Ecluses

Une vingtaine de personnes sont réunies autour d’une table dans un bâtiment préfabriqué mis à disposition par la mairie d’Ecuelles, une petite commune nichée sur les bords du canal du Loing au Sud de Fontainebleau. Des quadras, des quinquas et une poignée de sexagénaires. Les femmes sont majoritaires. A l’ordre du jour de la réunion : l’organisation de la bourse locale d’échange de l’automne, la présence de représentants du SEL lors des Forums des associations de la rentrée de septembre et la programmation d’une balade à vélo. Suit un repas pris en commun à la fortune du pot composé des plats et boissons apportés par les participants.

Lancé en 2010 par une poignée d’hommes et de femmes vivant dans le Sud de la Seine et Marne, le SEL des Ecluses réunit une petite trentaine d’adhérents habitant des communes situées sur les bords du Loing et les bords de Seine entre Fontainebleau et Montereau-Fault-Yonne. « Pourquoi les gens adhèrent ils à un SEL ? Pour être dans un groupe, voir du monde ; faire des activités avec d’autres; mettre en commun des outils. La grande majorité des adhérents sont des gens qui ont une vision antiéconomique de notre société. Ils cherchent à sortir des circuits économiques traditionnels. Beaucoup sont de sensibilité écologistes et ont déjà un passé de militants associatifs », note Arnaud de Moussac, co-fondateur du SEL des Ecluses.

Le SEL est animé par un collectif de sept personnes, préféré à la structure classique avec président, trésorier et secrétaire. « Nous n’avons aucune hiérarchie. C’est une structure égalitaire. Mais, vous ne pouvez pas empêcher qu’il y ait des personnalités plus fortes que d’autres ou des gens moins indolents », poursuit Arnaud de Moussac.

Au SEL des Ecluses, l’unité d’échange est la goutte d’eau. Une heure, c’est 60 gouttes d’eau. Mais le véritable enjeu n’est pas de nature économique. Il est peu fréquent de trouver, au sein des SEL, des personnes en situation économique difficile. Un SEL n’est pas un service de dépannage, ni une agence d’intérim gratuite. « Quand nous avons lancé le SEL, une personne s’est présentée à nous. Elle voulait refaire sa maison en recourant à nos services. J’ai dit halte-là, le SEL c’est un échange, explique Arnaud de Moussac. Si quelqu’un prend à gauche et à droite et ne rend jamais, nous allons gentiment le recadrer pour lui demander d’offrir à son tour. De la même façon, on pourra dire à une personne qui se cantonnerait à offrir : « pourquoi ne demandes tu pas ? » En adhérant au SEL, chacun se voit gratifier de 100 gouttes d’eau pour encourager les premiers échanges.»

Le SEL est un lieu de sociabilité qui recrée des liens d’amitié et des réseaux d’entraide sur un territoire. C’est aussi un moyen de réapprendre le don et le contre-don chers à Marcel Mauss. « Il est fréquent de trouver des gens qui donnent beaucoup et d’autres qui demandent beaucoup, sourit Dominique Doré. Il faut réapprendre l’équilibre. C’est le rôle des animateurs du SEL. Il faut que des gens qui sont trop donneurs deviennent offreurs et l’inverse. Les gens qui s’apprécient finissent par se faire des dons qui ne seront jamais enregistrés. »

 

Une auberge espagnole

Créé à la fin des années 1990, le SEL du Sénonais, dans l’Yonne, à la lisière Sud de l’Ile-de-France, a traversé une période de crise il y a quelques années. Il rassemblait alors une petite dizaine d’amis qui se réunissaient régulièrement, en couple le plus souvent, pour pratiquer ensemble des activités : ramassage de bois ou de noix, fabrique d’huiles essentielles, veillées, sorties…« Il n’y avait plus vraiment d’échanges. Nous ne matérialisions plus rien. Nous étions bien entre nous. Mais qu’est ce que nous apportons à la société, nous sommes nous demandés ? se souvient Alain Aubry, membre de la coordination du SEL. Nous sommes aujourd’hui 25 membres. Nous sommes arrivés à établir un équilibre entre le noyau d’origine composé de gens qui se connaissent bien et de nouvelles personnes. Un SEL c’est une auberge espagnole, on y trouve ce que l’on y met. Mais, si on le canalise trop, on le tue», poursuit Alain Aubry qui insiste sur la nécessité de conserver un effectif relativement réduit pour favoriser une certaine convivialité.

La taille idéale d’un SEL ? « Il y a des SEL de 30 personnes et d’autres qui regroupent 150 membres. Il s’agit avant tout de privilégier la proximité géographique. Si les gens sont trop éloignés les uns des autres, le SEL ne va pas fonctionner. Si l’on n’est pas assez nombreux, il n’y aura pas assez de diversité. Plus on est différents plus cela marche », note de son côté Dominique Doré, militante de la biodiversité des SEL.

Les SEL sont ils révolutionnaires comme le soutenaient un participant aux rencontres annuelles des SEL, cet été à Neuvy dans l’Allier ?

Certainement, souligne un membre de Dyonisel, le SEL des habitants de Saint-Denis et de l'Ile-Saint-Denis. « Imaginez, avec un peu d’organisation, ce que pourrait être la vie d’un quartier avec un atelier de couture, un garage, une boulangerie, un jardin partagé, une menuiserie, un centre de santé autogérés, lance t-il. Une économie locale revigorée ou chaque usager, client, contribuable, devient aussi acteur en prenant sa place dans la chaîne sociale, là où ses compétences et son envie le porte. La révolution que les SEL seraient en mesure de porter peut se répandre doucement d’immeuble en immeuble, de maison en maison, en un mouvement silencieux grâce auquel, un jour peut-être, les euros ne serviront plus qu’aux impôts et aux collectionneurs. »

 

Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

 

Le site des SEL de France : http://selidaire.org

Lire le guide SEL mode d’emploi, en ligne sur selidaire

Les SEL (Systèmes d’échanges locaux) pour un vrai débat de Denis Bayon (Editions Yves Michel 1999)

 

 

Entretien avec François Terrris, co-créateur du premier SEL de France

 

« Si l’on veut être heureux dans la vie, il faut donner »

 

Ancien agriculteur bio (lait et fromage) et vice-président du Groupement d’agriculture biologique des Pyrénées, aujourd’hui retraité, François Terris a cofondé le premier SEL de France, le SEL de Montbel né à Mirepoix, dans l’Ariège en 1994. Entretien.

 

Dans quel contexte avez-vous créé le Sel de Montbel ?

Par une série de petits hasards. J’avais un ami hollandais. Nous étions alors agriculteurs. « Tu sais, on peut se passer d’argent pour échanger », m’a-t-il expliqué un jour me désignant une revue anglaise « Lets link » (« Relions nous ») qui montrait comment fonctionnait les Sel aux Pays-Bas. Cette année là, en 1994, une conférence sur les LETS (les Local Exchange Trading System, la branche anglophone des SEL) a été donnée par un Anglais au Ciepad, le Carrefour international d'échanges et de pratiques appliquées au développement créé par Pierre Rabhi. Des amis de Mirepoix y sont allés à plusieurs. Ils sont revenus enthousiasmés et ont décidé de lancer le SEL.

 

Comment ce SEL a –t-il fait ses premiers pas ? Avez-vous un peu tâtonné ?

Le système anglais était bien rodé. Nous avons fait une première réunion en octobre 1994. Nous avons invité les gens présents à préciser quels étaient leurs besoins et quels biens et services ils étaient prêts à échanger. Cela a démarré très vite. Deux mois plus tard, en décembre, nous organisions notre première bourse locale d’échanges : près de 100 personnes étaient au rendez-vous. La presse s’en est emparé, du petit journal local Troc’tout à l’Express qui nous a consacré un article de six pages jusqu’au journal de 13h de TF1. Après la diffusion du reportage de deux minutes sur la première chaîne, nous avons eu des retombées phénoménales. Nous avons reçu des lettres de toute la France nous demandant des conseils pour créer un SEL. Nous avons alors monté une coordination des SEL. Les SEL ne tenant pas du tout à être coordonnées, on l’a appelé SEL’idaire. C’était une boite à outils qui indiquait la marche à suivre pour démarrer un SEL et toutes les modalités de fonctionnement.

 

Les SELs peuvent-ils contribuer à changer la société?

Notre système économique fait, année après année, la preuve de son efficacité. C’est un succès total : la Grèce s’effondre, les grands pays occidentaux dont la France sont endettés jusqu’au cou, les banques menacent de sombrer et la bourse de s’effondrer. Les SEL n’ont rien d’une invention géniale. Il s’agit simplement de proposer autre chose que ce qui se fait actuellement. Il s’agit de remettre le système économique à sa vraie place. Qu’est ce que l’argent ? A quoi sert il sinon à favoriser les échanges entre les hommes ? Tout le monde a besoin d’échanger, les particuliers, les entreprises comme les états. Quand on commence à transformer l’argent en une marchandise, on casse le système. C’est ce qui est en train de se passer. Les SEL sont un système ou l’unité d’échange, le grain par exemple dans l’Ariège, n’a aucune valeur en lui-même. Il est juste le reflet de l’échange qui se produit.

 

Vous insistez sur l’importance des liens qui doivent primer sur les biens. Est-ce que le SEL de Montbel a contribué, à votre échelle dans l’Ariège, à changer la nature des liens ?

Nous avons crée beaucoup de liens grâce au SEL. Nous continuons aujourd’hui à échanger et à nous rendre service sans comptabiliser les grains du SEL. C’est l’idée du don et du contre don exprimé par Marcel Mauss. Si l’on veut être heureux dans la vie, il faut donner.

Dans les années 1990, le SEL a réuni jusqu’à 600 à 700 personnes. Une équipe se réunissait toutes les semaines pour gérer les échanges et proposer des activités. C’est alors que nous avons reçu la visite d’un responsable de l’URSAFF, accompagné d’un dirigeant d’une mutuelle agricole et d’un cadre de la Direction départementale du travail. « Vous êtes la plus grosse association de l’Ariège, nous ont-ils dit. Nous voudrions savoir si vous ne faites pas de travail au noir. »

« Est-ce qu’il vous arrive de vous rendre service les uns les autres sur vos lieux de vie ?», leur a-t-on répliqué. Si nous ne sommes pas capables de donner et de nous rendre des services, nous ne pouvons pas vivre ensemble. Le système libéral, où tout est monnayé, a fait la preuve de ses limites.

 

Qu’est il sorti des rencontres nationales des SEL qui se sont tenues en août à Neuvy dans l’Allier ?

Un intervenant a souligné que les SEL étaient malgré leurs différences et leurs singularités une très grande famille. C’est vrai que c’est une belle et grande famille. Nous sommes toujours heureux de nous rencontrer. Ces rencontres nous permettent de changer un peu notre point de vu sur le monde. De plus, on y croise des gens extraordinaires.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

 

 

 

 NOTE DE LECTURE :

Au cœur de la monnaie. Systèmes, inconscient collectif, archétypes et tabous.

 

Bernard Lietaer

 

« Tu peux toucher à tout, sauf au système monétaire ! ». C’est le conseil que donna à Paul Krugman un de ses professeurs du M.I.T. Krugman, devenu le célèbre économiste et éditorialiste américain, a toujours veillé à ne pas violer cet interdit. La Riksbank, la Banque Centrale suédoise, chargée de puiser sur ses deniers, pour récompenser le Nobel d’économie (le seul Nobel qui n’est pas rétribué par la Fondation Nobel), lui en a su gré. Elle lui a accordé en 2008 à Stockholm son très prisé Prix « Nobel » d’économie. Gageons que Bernard Lietaer n’obtiendra jamais cette récompense. Ancien cadre dirigeant de la Banque Centrale de Belgique, et un des initiateurs de la monnaie unique européenne, Bernard Lietaer s’emploie depuis plusieurs décennies à démystifier la monnaie et les systèmes monétaires. Il n’hésite pas à contredire les principales hypothèses de la théorie économique. Non, nous dit-il, la monnaie n’est pas un instrument neutre. Non, notre actuel système monétaire n’est pas immuable. Oui, la monnaie est crée à partir de rien - ex-nihilo- par le système bancaire lorsque les banques fournissent un emprunt à un client. Dans un livre publié en 2001, The futur of money, traduit en 18 langues, il nous alertait sur la nécessité de changer de système monétaire. Il annonçait, dans cet ouvrage, la crise qui ébranle le monde depuis 2008. Aucun de ses livres n’avait, à ce jour, été traduit en français. Au cœur de la monnaie, paru cet automne aux éditions Yves Michel, répare enfin cet « oubli ».

Cet ouvrage hors norme se lit comme un palpitant récit initiatique. Il nous invite, grâce à un étonnant voyage à travers l’histoire, de la préhistoire à Wall Street, à remonter aux origines de la monnaie. « Pour comprendre une société, nous dit Bernard Lietaer, il faut observer sa représentation du divin. »

Les sociétés sont pétries, façonnées par leurs croyances profondes. Au paléolithique, au néolithique, en Crète minoenne, et aujourd’hui encore dans certains peuples premiers tout était considéré comme sacré, vivant, doté d’une âme. Ces sociétés valorisaient l’être, la durabilité, l’intuition, l’empathie et la coopération, les principes féminins baptisés Yin par les Taoistes. Nos sociétés modernes, ont, au contraire, imaginé un Dieu transcendant, et privilégié une vision du monde de type Yang gouvernée par l’esprit de conquête et de domination, la soumission de la nature, la rationalité, l’expansion continu, l’avoir, la compétition et l’accumulation.

La thèse centrale de ce livre : les sociétés les plus stables dans l’histoire du monde, celles qui ont eu la chance de jouir d’un bien être économique et d’une abondance durable, ont toutes été des sociétés qui respectaient les principes féminins et conjuguaient un équilibre entre valeurs Yin et valeurs Yang. Ces sociétés dont l’histoire ne nous propose que de trop rares exemples, le Moyen-Age central (Xe-XIIIe siècle) et l’Egypte dynastique, conjuguaient deux systèmes monétaires complémentaires. Un système monétaire de type Yang encourageant l’épargne et l’accumulation de monnaie était utilisé principalement pour les échanges à longue distance et pour des transactions exceptionnelles. Et parallèlement, un système de type Yin servait de moyen de paiement et d’échange au niveau local. Cette monnaie Yin, qui interdisait la thésaurisation et l’accumulation, favorisait les investissements à long terme. Un exemple ? La plupart des 300 cathédrales construites en Europe au Moyen-Age l’ont été entre le Xe et le XIIIe siècle. C’est l’interdiction de la thésaurisation, de l’accumulation et de l’épargne sous forme de monnaie, qui a incité, écrit Bernard Lietaer, les populations à investir dans ces constructions qui défient le temps et continuent, aujourd’hui encore, à produire de la valeur.

Cet ouvrage passionnant, écrit dans une langue claire et intelligemment illustré, est le fruit de plusieurs années de recherche menées dans les années 1990 sur le campus de l’Université de Californie à Berkeley. Il a le grand mérite de réunir, en un même opus, des disciplines et savoirs très divers (psychologie des profondeurs, histoire des religions, histoire de la pensée économique, sociologie) d’ordinaire morcelés et compartimentés. Ce travail transdisciplinaire, permet ainsi de saisir la complexité chère à Edgar Morin et de décrypter le sens caché d’une institution aussi essentielle que la monnaie.

Ou en sommes-nous aujourd’hui ? Nous vivons depuis la Renaissance dans des sociétés patriarcales conjuguant un monopole monétaire avec des taux d’intérêt positifs. Des sociétés qui privilégient l’accumulation, l’épargne …et le chacun pour soi. « En réprimant l’archétype féminin, les sociétés Occidentales ont créé des systèmes monétaires qui incarnèrent les ombres de cet archétype : la cupidité et la peur de la pénurie », explique l’auteur.

Pour bâtir des sociétés durables et résoudre les grands problèmes de notre temps, il nous faut impérativement, insiste l’auteur, créer un équilibre entre les visions du monde Yin et Yang et faire cohabiter des monnaies de type Yin, aux côtés de monnaies Yang.

« Ces innovations monétaires peuvent assurer une abondance durable sur la planète en une génération », n’hésite pas à affirmer Lieataer. Alors qu’attendons-nous ?

 

Eric Tariant

 

Editions Yves Michel. 462 p. 19 euros.