La destruction de la plupart des grands écosystèmes, d’une partie de la couche d’ozone, et la crise climatique que le monde connaît aujourd’hui ne sont-ils pas la conséquence d’un siècle et demi d’oubli·? Oubli que le vivant est le résultat d’un équilibre que l’on ne peut dérégler sans s’exposer à des bouleversements imprévisibles. Oubli des civilisations qui nous ont précédés et de leurs savoirs traditionnels comme le soulignent Sabine Rabourdin et Eric Julien dans l’entretien qu’ils nous ont accordé. Oubli des liens subtils que ces populations, qui se raréfient au rythme de l’avancée de l’industrialisation, entretiennent entre elles et avec leur milieu naturel.

Les sociétés traditionnelles ne détiennent-elles pas un savoir, des principes de vie que nos sociétés modernes ont oublié et pourraient se réapproprier avec profit·?

Sabine Rabourdin. L’unité entre l’homme et la nature, leur interdépendance figurent parmi les principes de vie essentiel qu’ont en commun tous ces peuples traditionnels, des Inuits aux Yanomamis. Philippe Descola, un ethnologue qui a travaillé sur l’Amazonie, montre bien que chez certains Indiens d’Amazonie, on utilise les mêmes mots pour évoquer tant les comportements des animaux et des plantes que ceux des êtres humains. Pour eux, l’homme fait partie de la nature et la nature fait partie de l’homme. Ils recherchent cette harmonie comme si ils connaissaient intimement cet équilibre. Comme s’ils savaient que si l’on perturbe quelque peu cet équilibre dynamique, il faut tenter de le rétablir en faisant pencher l’autre plateau de la balance. D’où l’existence de nombreux rituels. Quand ils cultivent un champ, ils se sentent obligés de rendre à la terre ce qu’ils lui ont pris par un rituel ou une offrande. Cette démarche est formidable d’un point de vu écologique. Cela induit un respect et une gestion optimale d’une ressource. Ces peuples traditionnels détiennent aussi des savoirs que nous ignorons ou feignons d’ignorer. Ils connaissent les seuils à partir desquels une ressource naturelle (gibier, eau, fruits) ne se renouvelle plus. Ils valorisent chaque ressource et recyclent leurs déchets. Quand ils abattent un arbre, ils utilisent la totalité de celui ci: l’écorce, les fruits, la sève. Rien n’est perdu. Ils ne connaissent pas les déchets.

Eric Julien. Nous sommes tous, que nous vivions au sein de peuples racines ou dans nos sociétés modernes, habités par des émotions –la peur, l’envie, le plaisir- et par des interrogations. Mais nous ne répondons pas à ces émotions ou à ces questions de la même manière. Nous avons choisi, dans nos sociétés modernes, d’investir dans la transformation de la matière. Alors que les sociétés dites archaïques ou primitives ont choisi d’investir pour apprendre à vivre en paix ensemble. Peut on vraiment, aujourd’hui, traiter d’archaïques et de primitifs des gens qui n’ont qu’une finalité·: apprendre à vivre en paix ensemble. En paix avec soi, avec les autres et avec le monde. L’enjeu n’est pas d’opposer les modernes aux peuples traditionnels. Mais de se parler pour essayer de construire un futur acceptable. Il s’agit de réinjecter l’écologie du vivant de ces sociétés traditionnelles dans notre modernité.

Quelles sont les principales différences que vous percevez entre la culture et les valeurs de ces peuples racines et celles de nos sociétés modernes·?

Sabine Rabourdin. La plupart des sociétés traditionnelles ont une perception de la nature radicalement différente de celle des sociétés modernes. Pour eux, le monde est animé. Les arbres, les plantes et les animaux ont une âme au même titre que les êtres humains. Et ils les traitent en conséquence. Les sociétés modernes appréhendent, elles, la nature comme complètement extérieure à elles, comme un simple objet. Elles ont oublié que la nature était vivante, qu’elle possédait une âme d’une certaine façon et qu’il était possible de communiquer avec elle.

Ces peuples, contrairement à nous, cultivent la modération. Tous leurs comportements visent à limiter leur production. Ils ne prennent dans la nature que ce dont ils ont réellement besoin. Ils ne connaissent pas de surplus. Chez les Indiens de la côte Ouest de l’Amérique du Nord, par exemple, un individu ne devait pas accumuler de richesses pour lui seul. Il les distribuait ou les détruisait de façon ostentatoire selon la pratique rituelle du Potlach. Une façon de montrer que c’est le surplus qui engendre les inégalités entre les hommes. Et qui détruit la nature. Ils estiment également qu’une terre peut avoir plusieurs usages afin de diminuer la ponction sur le milieu. La polyculture favorise une microflore et une microfaune indispensables aux processus de décomposition et donc à la fertilité des sols. Cela permet d’éviter de recourir aux produits artificiels (engrais, pesticides). Car cultivées ensemble les plantes s’entraident. L’une fixe l’azote, l’autre éloigne certains insectes.

Enfin, les sociétés traditionnelles ne cultivent pas, comme nous le faisons, la notion d’individualité. L’individu, pour eux, ne compte presque pas. C’est le groupe qui importe. Ils savent que du bien être du groupe dépend leur bien être personnel. Nous oublions, dans nos sociétés modernes, que notre bien être dépend de celui d’autrui.

Eric Julien. Il y a une révolution qui est passée sous silence.·Avant le conflit de 1914-1918, nous étions 80% à vivre en zones rurales et 20% en zones urbaines. A partir de l’année 2007, plus de 50% de la population mondiale va vivre en ville. Or, en vivant en ville, nous perdons notre identité (nous ne savons plus qui nous sommes), notre sens de la responsabilité (nous ne soucions pas de ce que deviennent les eaux usées que nous rejettons) et notre autonomie. Pour bien vivre ensemble, il faut nourrir des valeurs d’écoute, de partage et de respect. Autant de valeurs que cultivent les peuples racines et que nous avons, nous, perdues. Un jour dans le TGV, j’ai voulu offrir des cafés et des thés aux 7 co-voyageurs de mon compartiment. Mon initiative a été très mal prise. Il n’était pas concevable que je puisse donner. Or le don est à la base du lien. Il ne s’agit pas de s’exclure l’un l’autre mais bien d’apprendre à se reparler.

Notre survie passerait donc pas par celle de ces peuples traditionnels et de leurs principes de vie·?

Sabine Rabourdin. Les peuples traditionnels pratiquent le développement durable depuis toujours. Au Sommet de la terre de Rio étaient présents des peuples indigènes qui sont venus témoigner. «·Nous peuples indigènes pouvons vous aider sur la voie du développement durable. Mais il faut bien que vous compreniez au préalable que ce n’est pas le développement qui doit être durable mais l’humanité et la nature.·» C’était leur message. Ils nous invitent à agir d’avantage sur notre humanité. Qu’elle est –t-elle·? Comment vous inscrivez-vous dans la nature·? Ces peuples sont incontournables dans cette perspective de développement durable. Nous avons fait du travail notre valeur suprême. Ils privilégient, de leur côté, la qualité du lien social et la connaissance du milieu naturel.

Eric Julien. Tous les peuples racines sont menacés par notre frénésie de développement. Quand nous avons besoin du pétrole qui se trouve sur le territoire des Indiens d’Equateur, nous les déplaçons. Lorsque nous convoitons les diamants que renferment les terres des Bochimans en Afrique du Sud, nous les éjectons. Notre modèle de développement ne s’encombre pas de quelques sauvages que l’on regarde souvent comme des empêcheurs de se développer en rond. Alors que ces «·sauvages·» portent en eux les clés de notre survie. Ils sont les gardiens d’une «·mémoire·», d’un savoir-être ensemble dont la redécouverte pourrait être une des clés de notre futur. Les gardiens d’un mode de fonctionnement économique et politique qui s’inspire directement d’un lien, d’une relation jamais interrompue avec le vivant. Il ne s’agit pas bien sûr de devenir Indien mais de réinventer et de réincarner ces principes de vie au sein de nos sociétés contemporaines.

 En savoir plus :

Sabine Rabourdin, ingénieur, diplômée en ethno-écologie est journaliste et écrivain.

Eric Julien, géographe et consultant en entreprise, a créé en 1997 l’association Tchendukua («·Ici et ailleurs·»)qui rachète et restitue leurs terres aux Indiens Kogis de Colombie.

 

Lire·:

* Les sociétés traditionnelle au secours des sociétés modernes par Sabine Rabourdin (Delachaux et Niestlé, 2005, Collection changer d’Ere)

*Kogis, le message des derniers hommes par Eric Julien (Albin Michel, 2004, Clés. Essais).