Comment en êtes vous venu à vous intéresser à cette expérience d’autonomie alimentaire née en Angleterre sous le nom d’Incredible Edible ?

C’est arrivé par mon activité de conseiller en développement territorial. Mon travail a consisté à accompagner, de manière participative et citoyenne, le développement des projets de territoires. Pour cela, nous avons mis en œuvre ce qu’on appelle la participation citoyenne qui nécessite l’implication la plus large possible des habitants et des acteurs locaux à différents niveaux d’implication pour rendre possible une vision commune partagée du devenir collectif. Et pour arriver à cette vision commune, il faut pouvoir créer un langage commun, ouvrir des espaces de dialogue et prendre le temps de se mettre d’accord sur ce qu’on veut vivre ensemble, où on veut aller et comment. On doit prendre en compte tous les éléments qui ont ou auront des incidences importantes sur notre vie quotidienne. Dans ce domaine, l’alimentation des populations locales constitue un aspect essentiel de notre bien-être.

Lors d’une mission effectuée Allemagne, un représentant des institutions européennes présent, a attiré mon attention sur la grande vulnérabilité de nos collectivités en matière de sécurité alimentaire. Il nous a signalé que les populations ne disposent que de 4 jours de stock de nourriture dans les magasins. Les denrées alimentaires circulent en permanence, à flux tendu, dans les bateaux, les camions, les avions et les trains, dans des circuits d’approvisionnement mondialisés. Mon attention a été attirée par un évènement survenu en Australie, il y a deux ans à peine. La région du Queensland a été frappée par de fortes inondations, vous vous en rappelez. En l’espace de 48h, tous les commerces alimentaires ont été dévalisés par les gens, les réserves étaient vides. Les routes coupées par l’eau, les magasins ne pouvaient plus être approvisionnés. Un état australien plus grand que la France se trouvait ainsi privé de nourriture. C’est en effectuant de la veille stratégique sur cette question de la sécurité alimentaire que j’ai découvert, fin 2011 sur un site anglais, l’expérience Incredible Edible lancée par les habitants dans le nord du Royaume-Uni, à Todmorden, au printemps 2008. J’ai épluché tout ce qui avait été publié sur le sujet et je découvrais stupéfait que ça fonctionnait et réussissait depuis trois ans et que personne n’en avait jamais parlé en France. Après un mois de recherches, je suis arrivé à l’intime conviction que c’était le type de modèle que je recherchais depuis 25 ans.

J’en ai alors parlé autour de moi, mais le processus est tellement révolutionnaire que toutes les personnes à qui je m’adressais restaient sans voix, voire sceptiques, car cela ne rentrait dans aucun modèle connu jusqu’à présent dans nos pratiques collectives.

 

Dans quelles conditions est née cette expérience à Todmorden ?

Todmorden est une ancienne ville industrielle du Nord de l’Angleterre. Elle est située au Nord de Manchester. C’est une région qui a été économiquement sinistrée. En 1900, on dénombrait 25 000 habitants contre 14 000 en 2008. La crise des subprimes a été le coup de grâce. Dans ce secteur géographique, les conditions agricoles sont très défavorables. La région est froide, avec une forte pluviométrie. Et malgré ces conditions difficiles, l’expérience fonctionne et réussit.

 

Qui sont les initiateurs de ce projet à Todmorden ?

Tout est parti d’une mère de famille, Mary Clear, qui était agent de développement territorial. Du fait de la crise économique, elle a été licenciée et s’est retrouvée au chômage. Sa passion était le jardinage et en particulier la culture des roses. Un matin, elle s’est décidée à arracher tous ses rosiers pour les remplacer par un jardin potager. Son idée de génie a été de réaliser un autre jardin potager devant sa maison, et de l’offrir en partage aux autres. Elle avait écrit sur ses bacs placés devant sa maison : « Food To Share », (« nourriture à partager »). Puis, quelques mètres plus loin, en plein centre ville, elle a mis en terre un petit plant de rhubarbe, au pied de l’arrêt de bus, agrémenté lui aussi d’une pancarte « Food To Share » pour sensibiliser les habitants. Pam Warhust, une amie de Mary Clear, conseillère en politiques publiques, a découvert l’initiative de celle-ci. « C’est génial ton idée. Il faut lui donner la dimension participative », lui a-t-elle dit. En mars 2008, elles ont envoyé un communiqué à la presse et invité les habitants à une réunion d’information qui s’est tenue dans un café. Soixante personnes sont venues. « C’est la crise, il faut que l’on se prenne en main. Voudriez-vous faire l’expérience de l’autosuffisance alimentaire ? Nous produirions nous-mêmes nos fruits et légumes dans le partage. Nous pouvons changer notre monde avec cela », leurs ont-elles dit. Les 60 personnes ont explosé de joie. « J’ai senti à ce moment là, m’a dit Pam, que le pari était gagné ». À la fin de l’année, 350 volontaires accompagnaient cette démarche participative citoyenne. Ils ont planté partout où cela était possible en ville, même sur l’espace public. On trouve, aujourd’hui dans les rues de Todmorden, 70 grands bacs de culture (format 200 x 100 cm) agrémentés de la pancarte « Food To Share. » Chaque bac est entretenu par une famille qui l’accompagne en indiquant ses motivations à partager à l’aide d’un petit écriteau. On y voit de jolis commentaires personnalisés. « Nous sommes heureux de cultiver ces fruits et légumes. Quand ils arrivent à maturité, servez-vous, tout en respectant les plants, c’est gratuit. » Les conditions de la réussite ? Elles sont au nombre de trois. 1) La participation citoyenne. 2) L’éducation. 3) L’économie locale. C’est tout, il n’y a rien d’autre, pas de stratégie écrite, ni de grand discours. Et cela fonctionne. Et c’est parce que c’est simple à réaliser que ça fonctionne.

 

N’y-a-t-il pas quand même des leviers d’action pour amplifier le mouvement ?

À Todmorden, ils ont misé sur les enfants. Ils sont allés voir les professeurs dans les écoles et leur ont proposé de participer à l’essaimage. Leur réponse a tout de suite été positive. Ils ont introduit des sessions d’initiation à l’agroécologie pour les enfants, de la maternelle jusqu’au collège. Les cours de récréation ont ainsi été transformées en jardins potagers. Ce sont les enfants qui cultivent les fruits et légumes qu’ils mangent à la cantine. Dans l’enceinte des écoles et collèges, on trouve des jardins potagers, et à l’extérieur, sur les trottoirs des bacs familiaux. Les enfants se retrouvent ainsi en continu en situation de participer au bien commun de la collectivité. Jardiner est naturel pour eux, c’est une source de découverte et d’émerveillement, tout comme l’idée de partager. Ils n’ont pas été contaminés par cette peur du manque qui freine les adultes. Quand on propose une responsabilité à un enfant comme celle de cultiver pour le bien commun, il le fait jusqu’au bout et il implique ainsi toute sa famille. C’est ici que réside le moteur du mouvement.

 

L’initiative a-t-elle permis de faire progresser l’autonomie alimentaire de la commune ?

À Todmorden, lors du démarrage du projet en 2008, les animateurs d’Incredible Edible se sont fixés pour objectif de devenir totalement autosuffisants en alimentation locale en 10 ans, d’ici 2018. Il faut bien comprendre que ce ne sont évidemment pas les 70 bacs répartis dans la ville qui nourrissent, à eux seuls, les 15 000 habitants. Ces bacs estampillés « Nourriture à partager » sont le catalyseur de la reconnexion de la population à la Terre nourricière. Là-bas, ils appellent cela le Cheval de Troie. En se reconnectant les uns aux autres dans une démarche de coopérations solidaires, ils ont créé un nouveau modèle vertueux. C’est là que réside le cœur du processus. C’est un véritable changement de paradigme. On quitte un système involutif pour créer un nouveau système évolutif. C’est la croyance erronée transmise de génération en génération que nous sommes séparés qui génère de la peur du manque. Et c’est la peur du manque qui conduit à la loi du plus fort et à la compétition qui génère l’exclusion. À Todmorden, par le simple changement de regard, les habitants ont créé un nouveau système évolutif de coopération éthique et solidaire qui leur a permis de faire l’expérience de l’abondance partagée. C’est révolutionnaire. On abandonne cette peur du manque pour faire l’expérience de la co-création joyeuse. Les Anglais font des fêtes régulièrement pour célébrer l’abondance produite par la Terre nourricière. C’est un processus joyeux, convivial et solidaire. C’est un nouveau modèle de société éthique.

 

Comment sont ils parvenus à revivifier le terreau économique local à partir de ce catalyseur ?

Ce sont les circuits courts qu’ils ont créés et dynamisés avec les producteurs locaux qui ont rendu le processus possible. Ils sont allés voir, un par un, tous les producteurs locaux situés dans un rayon de 80 kilomètres autour de Todmorden et leur ont proposé de coopérer. Le moteur est la participation citoyenne.

Ils ont passé un accord avec chaque producteur. Sur le marché couvert de la ville, devant chaque étal, on trouve des petits tableaux noirs « Incredible edible Todmorden - Local Food » sur lesquels chaque producteur écrit à la craie blanche les produits du jour proposés à la vente. Cela signifie pour les consommateurs que la nourriture provient d’un rayon de 80 kilomètres autour de la ville. Et ce sont ces produits que les consom’acteurs de Todmorden choisissent en priorité en faisant leur marché. Et cela change tout pour les producteurs locaux. Dans le système de la compétition mondialisée, ceux ci ne parviennent à vendre qu’une petite partie de leur production au niveau local. Ils bradent donc le reste à des circuits de distribution. Si le consommateur devient consom’acteur et décide de n’acheter que ce qui est estampillé « produit artisanal local », le système change. Le maraîcher local parvient alors à écouler l’ensemble de sa production, sur le marché de la ville, sans casser ses prix. C’est vraiment un retour au bon sens.

 

Et après Todmorden, le mouvement s’est il répandu dans toute l’Angleterre ?

Tout le district dont dépend la ville s’est rendu compte de l’intérêt de cette initiative en constatant que Todmorden était en train de se relever, de se métamorphoser. Aujourd’hui, des visiteurs viennent du monde entier pour constater ce phénomène. Il se propage dans tout le nord de l’Angleterre à une vitesse incroyable. On observe que 35 communautés Incredible Edible fonctionnent selon ce même principe, comme les principales villes du Comté du Kent. Le Prince Charles s’est rendu sur place, à Todmorden, pour soutenir la démarche et témoigner aux habitants qu’ils étaient en train d’inventer le modèle d’avenir de l’Angleterre.

 

Par quoi se traduit cette métamorphose dans la ville de Todmorden aujourd’hui ?

On constate par exemple un boom des hôtels-restaurants et des « beds and breakfast ». Ce sont les devises étrangères, mais aussi celles du reste du pays, qui recréent la richesse locale. Il n’y avait plus, en 2008, que 14 établissements d’hôtellerie-restauration. En octobre 2012, ils sont passés à 25 par l’action de ce processus citoyen. Ils ont créé une Green Route à Todmorden faite de 24 stations réparties dans la ville, 24 lieux thématiques tous dédiés à Incredible Edible. Les volontaires proposent une visite guidée de cette Green Route, vidéo à l’appui. À un endroit, des panneaux pédagogiques expliquent comment les abeilles pollinisent et ce qu’il faut planter pour qu’elles fassent fructifier les cultures. Plus loin, on trouve des explications sur la culture des fruits rouges.

En octobre 2011, un sondage a été réalisé auprès de la population pour savoir ce que le mouvement Incredible Edible avait changé. On a constaté que 83% de leur nourriture était issue de produits locaux. Le changement a été radical.

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Comment avez-vous procédé pour lancer le mouvement en France ?

Nous avons, dans un premier temps, donné des conférences sans trop de succès. Nous avons alors décidé de tenter de répliquer l’expérience de Todmorden chez nous, dans nos communes, en construisant nos propres bacs de plantation, à Fréland, dans le Haut Rhin, et à Colroy-la-Roche, dans le Bas-Rhin. C’est Colroy, où j’habite qui nous sert de site expérimental pour la France. Les familles de Fréland se concentrent sur la modélisation des outils pédagogiques nécessaires pour faire avancer la démarche citoyenne en France et à l’Étranger également.

 

Des élus ont-ils rejoint le mouvement par la suite ?

Oui, ce qui est nouveau depuis quelques semaines, c’est que des maires et des conseillers municipaux proposent d’accompagner les citoyens qui désirent s’engager dans la démarche. À Muttersholtz, une commune de l’Alsace Centrale, dans le Bas-Rhin, par exemple, la mairie a mis des terrains à disposition des citoyens. À Versailles, le maire a offre 50 bacs de plantation, de la terre et des semences. Le maire de Saâles, toujours dans le Bas-Rhin, nous a demandé de présenter l’initiative au conseil municipal. Après la réunion, le Conseil a décidé de lancer les Incroyables Comestibles dans la commune pour retisser le lien social. Il est préférable cependant d’enclencher d’abord le processus citoyen avant de solliciter les élus.

Les Incroyables Comestibles doivent être un mouvement citoyen, un mouvement bottom up que les élus viennent épauler dans un second temps. À Plomelin, dans le Finistère, l’initiative a démarré avec la création d’un conseil municipal des enfants. Les jeunes se sont réunis pour décider quelles étaient leurs priorités. Ils ont fixé comme priorité n° 1 de leur programme la solidarité. Ils ont alors ont choisi de lancer les Incroyables comestibles dans la ville pour y parvenir.

La ville de Plomelin est en train de vivre une magnifique expérience solidaire. Les enfants ont sollicité l’appui des services techniques de la commune. Ils ont pris la carte de leur collectivité et ont sillonné toute la journée les rues des quartiers pour faire des repérages. Là, ils ont décidé de planter des pommiers, là des framboisiers et des cassis. Plus loin d’installer des jardinières. Ils sont en train de créer à leur tour une « Green Route », comme à Todmorden. De nombreuses personnes coopèrent. Les enfants ont obtenu le soutien de l’école, de la médiathèque, de la maison de retraite, du lycée horticole et de maraîchers professionnels biologiques de la région de Quimper.

 

Cette initiative conduite par des enfants de Plomelin pourrait-elle essaimer ailleurs ?

Tout à fait, il y a en France environ 400 conseils municipaux d’enfants réunis dans une fédération nationale. Quand l’initiative lancée à Plomelin sera connue sur le territoire national, une dynamique ne manquera pas de s’enclencher. Le fait que le changement vienne des enfants génère un excellent degré d’implication de la part des familles. Qui peut s’opposer à ce qu’un enfant cultive un bac de légumes qu’il met gratuitement à disposition de tout un chacun ? Les enfants deviennent ainsi nos guides dans l’émergence de la nouvelle humanité. Ils partagent spontanément et respectent la vie car pour eux, c’est naturel. Ils nous amènent sur des terrains que les adultes n’auraient jamais osés pénétrer.

Pourquoi l’expérience des Incroyables Comestibles réussit-elle si bien ? Parce que la Terre nourricière est généreuse et que la méthode est simple à réaliser. On plante, on arrose et on partage. Quand on plante une semence dans le sol, la terre nous en rend 100 fois plus. Avec cette dynamique vertueuse, on peut tout à fait venir à bout de la famine dans le monde.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Cinq étapes pour créer un groupe Incroyables comestibles (encadré)

1ère étape. Se prendre en photo devant le panneau de sa commune avec une pancarte « Nourriture à partager. Incroyables Comestibles France ».

2 ème étape. Communiquer et appeler d’autres personnes à vous rejoindre en ouvrant un blog, photos à l’appui, ou/et en créant une page Facebook. Le nouveau groupe sera ensuite répertorié sur le site et la page facebook Incroyables Comestibles France qui reçoit 160 000 visites par semaine.

3ème étape. Planter devant chez soi, dans un bac plus ou moins grand en fonction de la place dont on dispose, sur l’espace privé ouvert au public. Il est possible aussi de mettre une jardinière devant sa fenêtre, sa porte de garage ou sa boite aux lettres.

4ème étape. Passer à la dimension citoyenne collective. Solliciter de la part du maire de la commune la mise à disposition d’une salle pour organiser une réunion publique.

5ème étape. Essayer d’obtenir la coopération des élus locaux.

 

Pour aller plus loin :

 

www.incredible-edible.info : le site des Incroyables Comestibles-France.

Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe