En février dernier, Tristan Lecomte a été désigné Entrepreneur social de l’année 2013. Entretien.
Comment est née Alter Eco?
Tout a démarré quand j’étais étudiant à HEC. J’ai créé, à ce moment là, une association qui apprenait à des paysans népalais à réaliser des fours solaires pour réduire leur consommation de bois et limiter ainsi la déforestation. Cette expérience m’a beaucoup plu. Après HEC, j’ai été recruté par L’Oréal en tant que contrôleur de gestion puis auditeur interne. Au bout de deux ans, je me suis rappelé l’expérience vécue au Népal. J’ai voulu entreprendre quelque chose qui corresponde à mes valeurs profondes. Ma sœur, qui oeuvrait dans des mouvements caritatifs m’a parlé du commerce équitable. J’ai rapidement ouvert une petite boutique qui fut un échec. Puis, une plus grosse en 1999 qui a été un plus gros échec. Et un site Internet de commerce équitable qui s’est soldé par un énorme échec. Les cinq premières années ont des années de galère malgré les nombreux témoignages de soutiens que nous avons reçus. En 2002, nous avons commencé à vendre par le canal de la grande distribution, chez Leclerc d’abord, puis peu à peu, dans toutes les enseignes de la grande distribution. Alter Eco, connue pour sa gamme de chocolats, thés, cafés, et jus de fruits biologiques « équitables », emploie, aujourd’hui, une quarantaine de personnes en France, dix aux Etats-Unis et deux en Australie. Les produits sont labellisés Max Havelaar. L’entreprise travaille avec des coopératives de petits producteurs agricoles afin de les encourager à développer des activités qui profitent économiquement aux paysans tout en respectant l’environnement et en sensibilisant les consommateurs à une forme de commerce plus juste.
Vous n’êtes plus aujourd’hui à la tête d’Alter Eco ?
Je ne suis en effet plus opérationnel au sein de l’entreprise. Mais, je reste membre du Conseil de surveillance.
Comment en êtes vous venu à créer Pur Projet ?
Nous étions souvent interrogés sur l’empreinte écologique des produits Alter Eco et sur nos actions pour lutter contre le réchauffement climatique. C’est pourquoi j’ai décidé de réaliser le bilan carbone de l’entreprise. Suite à celui ci, nous avons engagé des actions pour réduire nos émissions et commencé à les compenser par nos propres moyens en plantant des arbres chez nos producteurs de cacao. La préservation des écosystèmes et du climat se trouve ainsi intégrée à leur stratégie de développement. C’est ce que nous appelons l’insetting. Elle se distingue de l’offsetting, compensation carbone classique, qui se déroule loin des lieux de production des entreprises.
Notre objectif ? Planter le plus possible d’arbres de façon à régénérer les écosystèmes dont les entreprises profitent et dépendent. Il faut revenir à une agriculture pérenne qui prenne en compte et régénère les écosystèmes. Quand on plante des arbres, ceux ci rendent une multitude de services écosystémiques pendant de longues décennies. Ils fixent l’azote, décompactent les sols et apportent des minéraux en opérant comme des ascenseurs. Les minéraux puisés au fond de la terre sont ainsi remontés à la surface. L’arbre protège les cultures des pluies diluviennes et des sécheresses prolongées et augmente les rendements agricoles. On a pris conscience que toutes les entreprises avaient un intérêt, de près ou de loin, à préserver les écosystèmes. C’est comme cela que Pur projet est devenu mon activité principale. Je pensais être plus utile dans cette nouvelle activité en accompagnant les changements des grandes entreprises plutôt qu’à la tête d’Alter Eco.
Qui compose le collectif de Pur Projet ?
Nous sommes une vingtaine de structures parmi lesquelles on retrouve des anciens d’Alter Eco, des cabinets de bilan carbone, et des entrepreneurs sociaux qui proposent toute une gamme de solutions dont le covoiturage.
Vous travaillez principalement avec les entreprises ?
Nos partenaires sont à 99% des entreprises. Mais, il nous est arrivé de travailler de temps à autre avec des institutions comme la région Midi-Pyrénées et le gouvernement flamand. Nos clients sont surtout des grands groupes, de grosses entreprises comme Nestlé, Accor, Clarens. Mais, depuis peu aussi quelques PME.
N’est-il pas difficile de promouvoir une vision de long terme auprès d’entreprises qui n’ont souvent d’yeux que pour le court terme ?
Nous intervenons auprès d’elles de la façon suivante. Nous commençons par les écouter pour comprendre les problèmes qu’elles ont à résoudre. Nous parvenons presque toujours à répondre au besoin de l’entrepreneur en lui proposant une innovation de nature socio-environnementale qui passe par la régénération de l’écosystème dans lequel il s’inscrit. Planter des arbres permet toujours à l’entreprise de bénéficier de retombées positives en termes d’image auprès des gouvernements comme auprès des clients qu’elle fidélise. Il s’agit d’aider l’entreprise à se réconcilier avec son écosystème. Plutôt que d’investir 1 million d’euros dans une campagne de publicité, elle n’investira que 900 000 euros. Et avec les 100 000 euros restant, elle plantera 50 000 arbres. Ceux-ci seront symboliquement offerts à ses collaborateurs, à ses clients ou bien au public. Les plantations seront ensuite effectuées chez de petits producteurs de façon à régénérer leurs écosystèmes. Cette démarche s’accompagne généralement d’un éveil des consciences. Elle peut constituer le point de départ de réflexions dans l’entreprise. Quel rapport entretenons-nous à la consommation ? Quel est le sens de notre métier, de notre vie ? Que faisons-nous pour nous réconcilier avec la terre, avec notre écosystème ?
Les entreprises ont-elles une perception claire des limites de notre modèle de développement et des ravages de l’agriculture industrielle ?
La compréhension des impasses de notre système est récente. Aujourd’hui, tous les états major des grandes entreprises ont conscience que le modèle de l’agriculture intensive est mort. Dans vingt ans, ils le regarderont comme un modèle barbare. Avec Pur projet, nous proposons de réintégrer l’arbre dans le paysage agricole. En France, par exemple, nous proposons d’espacer les plantations de 25 mètres pour laisser passer les moissonneuses-batteuses. Les arbres rendent l’agriculteur plus résilient et mieux armé contre les dérèglements climatiques, en cas de tempêtes ou de pluies intenses par exemple. Planter des arbres permet aussi à l’agriculteur de diversifier ses productions. Si le prix du cacao baisse, il pourra toujours vendre des épices, des fruits ou du bois.
Votre découverte des vertus de l’agroforesterie s’est donc faite sur le terrain…
Tout à fait. Nous avons observé, en Côte d’Ivoire par exemple, qu’un producteur de cacao travaillant en agriculture conventionnelle en recourant à des produits chimiques produisait en moyenne 400 kilos par hectare. Contre, 2 tonnes de cacao à l’hectare dans une parcelle agro-forestière au Pérou.
Au Pérou, deux groupes de producteurs coexistent au sein de la même coopérative. Le premier se trouve dans une zone complètement déforestée où il mène une agriculture intensive axée sur la culture de riz et de papayes. L’autre travaille dans des parcelles en agroforesterie. En périodes sèches, les paysans qui travaillent en agroforesterie continuent à produire du cacao, sans interruption. Grâce à l’humidité qui se maintient dans le sol et les sous bois. En revanche, les parcelles situées en plein soleil cessent totalement de donner des fruits. Aujourd’hui, tous les producteurs veulent revenir à l’agroforesterie.
Les géants de l’agrobusiness ne tentent-ils pas d’élever des contre feux pour freiner le développement de ces pratiques?
Il y a encore peu d’exploitants qui les ont adoptées. Nous sommes encore très marginaux. Aujourd’hui néanmoins, les gens écoutent nos propos. Ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années.
Quid du greenwashing ? Ne craignez-vous pas que les industriels dénaturent ces pratiques comme ils le font aujourd’hui avec la bio industrielle passée aux mains de grandes exploitations spécialisées dans des monocultures d’exportation ?
Il faut faire tout ce que l’on peut pour éviter ce type de dérives. Mais, développer la bio doit être une priorité. Il faut encourager les entreprises qui se lancent dans le secteur, même s’il arrive qu’elles se montrent parfois maladroites dans leurs pratiques. Si l’entreprise est trop critiquée, elle risque d’abandonner en route. Des acteurs et lanceurs d’alertes comme Greenpeace sont nécessaires. Mais il faut aussi faire confiance aux entreprises. C’est tous ensemble que nous réussirons.
Peut-il y avoir un changement durable sans une vision holistique des choses?
L’agriculture bio, le commerce équitable, l’agroforesterie, sont en quelque sorte des rustines collées sur un système à la dérive. Aujourd’hui, je suis persuadé en effet qu’une vision holistique est nécessaire pour qu’un nouveau modèle puisse voir le jour. Une vision écosystémique de l’entreprise liée à des pratiques d’agroforesterie peut répondre à ce besoin.
Vous cultivez vos propres terres dans le nord de la Thaïlande. Est-ce une façon de mettre à l’épreuve vos idées sur le terrain ?
J’ai quatre hectares de terres dans le nord de la Thaïlande, mais je n’en cultive qu’un. En nous basant sur les techniques de l’agroforesterie, nous avons planté des arbres dans le potager, à côté des bananiers, et au milieu des rizières. Nous avons aussi créé une pépinière constituée de plants d’arbres médicinaux. Ces terres qui étaient autrefois une grande rizière sont aujourd’hui travaillées en polyculture. Nos productions sont commercialisées en directe sur un marché bio. Travailler sur ces terres me permet en effet de mieux comprendre les contraintes qui sont celles des paysans.
Avez-vous d’autres programmes en cours ?
Nous travaillons, en ce moment au Pérou, sur un projet de reforestation. Nous gérons une forêt de 300 000 hectares dans laquelle nous avons introduit des variétés médicinales que nous vendons localement. La forêt amazonienne recèle de multiples plantes à même de guérir des maladies physiologiques et psychologiques. Nous cherchons à développer cette activité et à valoriser ce potentiel médicinal. Nous voudrions implanter, dans cette région en pleine forêt, un centre axé sur le changement et la guérison intérieurs. Le lieu, qui n’est accessible qu’en bateau, est idéal pour poursuivre un travail intérieur et pour soigner les pathologies modernes. Beaucoup des maux dont nous souffrons sont liés à une déconnexion de la nature. Les désordres extérieurs ne sont que la manifestation de nos désordres intérieurs. Je voudrais désormais travailler sur cette dimension intérieure.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
www.purprojet.com : le site de la structure crée parTristan Lecomte.
Lire :
« L’Agroforesterie. Des arbres et des champs », d’Emmanuel Torquebiau (L’Harmattan, 2007, 154 p.)
« Les Moissons du futur. Comment l’agroécologie peut nourrir le monde », de Marie-Monique Robin. (La Découverte, 2012, 297 p)
(aussi en DVD, édité par Arte, 90 mn).