Les dérives du bio business
Entretien avec Philippe Baqué
De 1998 à 2008, la surface mondiale cultivée en agriculture bio labellisée a été multipliée par plus de 3. Aujourd’hui, une part importante de ces cultures bio se retrouve aux mains de grandes exploitations spécialisées dans des monocultures d’exportation. La Bio peut elle se résumer à la distribution d’aliments sans pesticide pour consommateurs occidentaux soucieux de leur santé ? Ne doit elle pas prendre en compte également des principes sociaux et environnementaux s’interrogent des sociologues, agronomes, paysans et journalistes dans un ouvrage collectif, « la Bio entre business et société » publié aux éditions Agone ? Le journaliste Philippe Baqué, qui a coordonné cette grande enquête internationale qui les a menés en Europe, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Amérique latine, répond à nos questions.
Quel est l’origine, le point de départ de cette enquête collective portant sur les dérives industrielles de la Bio?
J’ai réalisé, en 2000, un film intitulé l’Eldorado de plastique dans lequel je dénonçais la catastrophe écologique que représente, en Andalousie, cette culture intensive de produits agricoles, gorgés de pesticides, sous d’immenses serres. Je dévoilais aussi l’exploitation d’une main d’œuvre immigrée, corvéable à merci, permettant aux producteurs de gagner beaucoup d’argent. Je suis retourné en Andalousie, dix ans plus tard, à la demande d’une société de production afin de faire des repérages en vue de réaliser un documentaire sur l’agriculture bio. J’ai découvert chez ces producteurs bio espagnols les mêmes pratiques et les mêmes dérives que je dénonçais, dix ans auparavant, dans mon film. Ces agriculteurs produisaient des fraises, tomates et autres concombres avec des techniques intensives identiques mais sans intrants chimiques. Cette agriculture industrielle se conjuguait, ici aussi, avec l’exploitation d’une main d’œuvre immigrée corvéable à merci. A côté de cette agriculture intensive se sont développées néanmoins, en Andalousie, des pratiques agricoles paysannes inventives, en rupture avec le système dominant.
Quel accueil a reçu votre livre tant auprès des professionnels de la bio que des consommateurs?
Quand j’ai évoqué ce projet d’enquête, bon nombre d’acteurs de la bio m’ont dissuadé d’évoquer ces dérives à une période où la Bio avait le vent en poupe, craignant que nos révélations ne nuisent à la filière. Je leur ai expliqué que l’objectif de notre ouvrage ne se limitait pas à révéler au grand jour les faux pas et impasses de la bio. Qu’il s’agissait aussi de montrer les pratiques positives et inventives émanant de nombreux paysans pratiquant l’agro-écologie par exemple, ou des formes de système participatifs de garantie. Depuis sa sortie, le livre n’a reçu que des réactions positives. Il suscite beaucoup de débats et de questionnements.
La bio plafonne en France autour de 3% de la surface agricole utile. D’où viennent donc les produits bio qui « alimentent » les grandes surfaces, de plus en plus nombreuses à en proposer sur leurs étals dans l’hexagone ?
Plus de 35% des produits labellisés bio consommés sur le territoire sont importés. En 2008, les importations de fruits et légumes ont augmenté de 22%. Elles représentaient, à l’époque, 60% des approvisionnements. La grande distribution qui a investi dans le marche de la bio a tout intérêt à encourager les importations qui lui permettent d’accroître ses bénéfices. Ce système est fondé sur la production, en grandes quantités et à coût réduits, de fruits et légumes labellisés bio, au Maroc, en Italie, en Espagne ou en Israël par exemple. Il repose sur des techniques de cultures industrielles, l’exploitation de la main d’œuvre et le pillage des ressources naturelles. Achetés à très bas prix par les intermédiaires ou les centrales d’achat, qui mettent les producteurs en concurrence, ces fruits et légumes procurent des marges confortables à la grande distribution. Celle ci les vends sur ses linéaires deux ou trois fois plus chers que les fruits et légumes non bio. Ce système permet aussi à la grande distribution de maintenir une pression constante sur les producteurs français. La bio chère aux Leclerc, Auchan et autres géants de la grande distribution fonctionne exactement comme l’agriculture conventionnelle. Il s’agit d’une agriculture bio intensive et productiviste n’ayant qu’un seul but : maximiser leurs profits. Ce, en conformité avec la réglementation européenne du label AB qui n’impose aucune limite à ces pratiques.
Quel rôle ont joué les Communautés européennes dans ce processus de dénaturation de la Bio ?
Dans les années 1970 et 80, il existait en France une quinzaine de cahiers des charges de l’agriculture dite biologique. Il fallait mettre de l’ordre dans un secteur dans lequel ni les consommateurs, ni les producteurs ne se retrouvaient plus.
En 1986, un premier cahier des charges, celui de Nature & Progrès, a été homologué. A la fin des années 1980, le ministère français de l’agriculture a décidé de priver du qualificatif « agriculture biologique » les acteurs de la Bio ne s’inscrivant pas dans un cahier des charges homologué. Les paysans se sont retrouvés ainsi de plus en plus écartés des structures d’homologation au profit d’organisations agricoles et agro-industrielles non bio. Ce sont désormais des technocrates de Bruxelles qui décident de cette réglementation sous la pression des lobbyistes. En 2007, la Commission européenne a nettement diminué les exigences du cahier des charges et interdit aux états membres de maintenir des cahiers plus rigoureux que le sien. Le cas des 0,9% de résidus d’OGM, désormais tolérés dans les produits bio, illustre parfaitement cette dérive. Cette nouvelle réglementation se basant essentiellement sur des principes techniques a encouragé le développement tous azimuts d’une bio industrielle.
Parallèlement au fleurissement d’une bio industrielle dans les pays du Sud, n’observe-t-on pas aussi en France une multiplication des conversions en bio ?
On a enregistré en effet un nombre croissant de conversions à l’agriculture Bio dans le sillage des actions de sensibilisation menées par les organisations historiques de la Bio comme ProNatura, Nature & Progrès et Demeter. D’autres conversions se sont opérées sous la houlette d’énormes coopératives agricoles s’appuyant sur des arguments essentiellement financiers. Cette agriculture ci est de moins en moins paysanne. Chez les « producteurs » de volailles, on observe par exemple des conversions en bio qui s’effectuent dans le cadre d’élevages intensifs de poulets bio qui n’ont rien à envier aux élevages conventionnels. On peut élever, dans de tels élevages, jusqu’à 80 000 volailles par an. Les agriculteurs se transforment ainsi en sous-traitants des coopératives agricoles. En Bretagne par exemple, ces toutes puissantes coopératives convertissent des producteurs à des monocultures de légumes uniquement destinés à la grande distribution. Les producteurs français, mis en concurrence avec leurs homologues étrangers, se retrouvent pieds et poing liés à la grande distribution.
Le capital de confiance attaché au label AB ne risque t-il pas d’en pâtir?
Les opérateurs géants de l’industrie agroalimentaire, qui exploitent le label AB comme ils exploitent les ressources naturelles, minent en effet de plus en plus celui ci. Ils le font, comme le montre Pierre Besse dans notre ouvrage collectif, avec la complicité très active de l’appareil bureaucratique nationale et européen qui a compris que la Bio pouvait être un fabuleux outil marketing et un facteur de croissance. Les politiques qu’ils mettent en œuvre nient de plus en plus les principes originels de l’agriculture biologique qui avaient pour nom proximité, équité, solidarité, coopération et maintien d’une agriculture paysanne.
Les produits bio doivent ils vraiment être identifiés à l’aide d’une certification, celle-ci étant l’apanage d’organismes privés soumis à la concurrence et à la recherche du profit ? La bio se résume t-elle à la seule certification ? N’y a –t-il pas d’autres alternatives possibles ? L’association Nature & Progrès entretient par exemple un regard très critique tant vis-à-vis de la certification que du label AB européen. Elle a mis en place et encourage le développement de systèmes participatifs de garantie en mettant en place des commissions dans lesquelles siègent des producteurs et des consommateurs. La relation est basée sur la confiance et l’échange et non sur un simple tampon AB que l’on appose sur un produit afin de fermer les yeux des consommateurs. Ces systèmes participatifs de garantie tendent à se développer sur toute la planète.
Vous évoquez dans votre ouvrage le « grand écart » du réseau Biocoop. De telles structures de distribution peuvent elles se développer sans renier leurs propres valeurs ?
La bio a le vent en poupe et Biocoop en profite. On comptait 177 adhérent dans le réseau en 1998. Celui ci s’était fixé pour objectifs, il y a dix ans, d’atteindre le seuil des 500 magasins et 15% du marché de la bio. Ils ne sont aujourd’hui « que » 320, mais leur chiffre d’affaires a été multiplié par quatre. Le réseau s’est centralisé échappant ainsi au contrôle de ses fondateurs et des gérants de boutiques. Biocoop demeure néanmoins aujourd’hui encore une référence. Le réseau est né d’un mouvement social avec lequel il n’a pas complètement rompu. C’est la transparence qui importe et la recherche de débats. Mais, à force de vouloir rivaliser avec la grande distribution, Biocoop risque fort d’être entraîné dans le tourbillon et de devoir adopter les mêmes armes qu’elle.
Dans ce contexte général, de quel projet de société l’agriculture bio peut elle être porteuse ?
Le monde de la bio est très diversifié. La bio ne se limite heureusement pas à une production industrielle d’aliments sans pesticides. J’ai beaucoup appris, en Colombie notamment auprès de la coopérative Cosurka qui regroupe 1300 petits producteurs qui cultivent, chacun, 1 ou 2 hectares et commercialisent leur café avec la coopérative Andines. Ils luttent ensemble, depuis des années, pour défendre leurs terres, leurs semences et une agriculture agro-écologique diversifiée. Ces producteurs, doués d’une lucidité extraordinaire, ont beaucoup à apprendre aux militants et citoyens des pays du Nord. En Andalousie, j’ai rencontré d’anciens journaliers qui ont occupé des terres à la fin de la période Franquiste. Ils les gèrent, aujourd’hui, au sein d’une coopérative. Ce projet de société s’esquisse peu à peu au gré d’une myriade de mouvements sociaux, et de réflexions critiques portant sur la consommation et l’alimentation. On échappe ici au domaine de la bio certifiée. Nous avons trop tendance à réduire la bio à la seule certification. Elle va bien au-delà. La charte adoptée en 1972 par la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique insiste sur le fait que l’agriculture biologique doit produire plus d’énergie qu’elle n’en consomme, respecter les spécificités des terroirs en favorisant l’expression des potentialités naturelles et humaines. Mais aussi favoriser la solidarité entre tous les membres de la filière bio. Même si ces principes repris, en France, par la plupart des organisations de la Bio, sont aujourd’hui un peu malmenés, on observe, ici et ailleurs, un foisonnement de mouvements qui s’intéressent aux questions de la terre, des semences, de l’énergie, et à la résolution des problèmes sociaux et environnementaux. J’ai pu observer, dernièrement lors d’un reportage en Grèce, comment en cette période de crise, les populations se réapproprient peu à peu l’alimentation et les semences. Un mouvement très puissant de défense des semences réunit environ 10 000 personnes qui viennent de toute la Grèce pour se procurer et échanger des semences traditionnelles. Ici, tout le monde se met à cultiver. On voit des jardins collectifs jaillir de toute part. A Thessalonique, l’université a mis des terrains à disposition de 400 familles ; deux cent autres occupent des terres de l’armée. A Athènes, on voit des jardins fleurir dans des parcs, et sur des balcons et terrasses. On observe aussi de nombreux retours à la terre chez les jeunes qui réfléchissent à une agriculture à même de nourrir la population et cherchent d’autres modes de distribution qui se rapprochent de ceux des AMAP. De tels mouvements se retrouvent partout sur la planète. C’est bel et bien un projet de société qui est en gestation.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
Lire :
La Bio entre business et projet de société, sous la direction de Philippe Baqué (Contre-Feux. Agone, 2012)