Comment la spécialiste de physique nucléaire que vous étiez est-elle devenue le héraut de la lutte contre la biopiraterie, la brevetabilité du vivant et en faveur de la biodiversité ?

C’est en 1987, près de Genève, à l’occasion d’une conférence internationale sur les biotechnologies que j’ai découvert les plans des industriels pour développer les OGM et prendre le contrôle des semences grâce au brevetage du vivant. C’est lors de ce colloque intitulé « Les lois de la vie » que j’ai pris conscience de leur volonté de s’approprier les semences en déposant des brevets sur les graines issues de la biodiversité agricole. La semence est le premier maillon de la chaîne alimentaire. Elle incarne la continuité de la vie et sa reproductibilité, sa diversité biologique et culturelle. Elle est l’ultime symbole de la sécurité alimentaire.

Je compris que les firmes chimiques géantes étaient en train de se reconvertir dans les « sciences de la vie » et que leur but était de dominer l’agriculture par le biais de brevets sur les semences et les plantes et du génie génétique. Qu’elles ambitionnaient de mettre leur grappin sur l’agriculture en « créant » des variétés en laboratoire à partir de souches génétiques de semences anciennes et en y incluant des gènes de variétés obtenues par les agriculteurs. Pour s’assurer que les paysans ne pourraient plus à l’avenir conserver et replanter leurs propres semences, ils ont mis en place des droits de propriété intellectuels. Or, l’échange des semences, qui repose sur la coopération et la réciprocité, est à la base du maintien de la biodiversité et de la sécurité alimentaire.

C’est au milieu des années 1990, dans le sillage de la fondation de l’Organisation mondiale du Commerce (O.M.C.), qu’a été institutionnalisée et légalisée une croissance, voulue par les industriels, et fondée sur le vol des richesses fournies par la nature. L’accord sur les droits de propriété intellectuelle, instituée par l’O.M.C., interdit la constitution de réserves de semences par les agriculteurs, de même que l’échange de ces dernières entre paysans. L’accord sur l’agriculture reconnaît comme légal le déversement sur les marchés de tous les pays d’aliments issus d’organismes génétiquement modifiés et interdit les mesures visant à protéger la biodiversité culturelle et biologique qui est à la base de nombreux systèmes alimentaires de par le monde. C’était une véritable dictature sur la vie qui était en train de se mettre en place à travers un carcan de lois. J’ai découvert aussi, lors de ce colloque sur les biotechnologies, de la bouche même des industriels, leurs projets de se regrouper pour former une poignée de grands groupes mondiaux au tournant du siècle. Aujourd’hui, 25 ans après, ces projets à visées totalitaires se sont tous réalisés. Les grands laboratoires se sont regroupés et Monsanto a racheté presque tous les semenciers de la planète. C’est en 1987, suite à ce colloque, que j’ai décidé de mettre fin à la plupart de mes autres engagements (lutte contre la construction de grands barrages, défense des victimes de Bhopal) pour me consacrer entièrement à la protection des semences. La première des actions que j’ai menées fut de créer Navdanya dont l’objectif est de sauvegarder les semences, de protéger la biodiversité et de soustraire l’agriculture et les semences à la domination des monopoles. J’ai débuté en lançant une campagne contre le GATT et l’OMC, j’ai construit le mouvement indien et un réseau international pour mettre un terme aux brevets sur le vivant afin que les agriculteurs puissent continuer à ressemer leurs grains.

 

Quelles ont été les principales actions et réalisations de Navdanya depuis 25 ans ?

Notre premier succès est d’avoir empêché que l’esprit de liberté ne soit étouffé. Pensez à une petite flamme face à la tempête qui approche, si vous ne protégez pas la flamme, celle ci risque de s’éteindre. Nous savions que la tempête menaçait, nous nous étions préparés à cela, et nous avons trouvé un abri pour la flamme, en protégeant l’alimentation et la liberté de la semence. Nous n’avons pas laissé s’éteindre la liberté des semences en nous opposant à ce projet totalitaire, à cette dictature sur la vie. Ensuite, nous avons concrètement protégé les semences en constituant une communauté formée aujourd’hui de 54 banques communautaires de semences à travers l’Inde rattachées à Navdanya. Nous avons réussi à arrêter Monsanto en 1998 en entamant la campagne « Monsanto, quitte l’Inde » qui dénonce le vol par les grandes firmes de nos semences et de notre nourriture. Nous n’avons jamais cessé de combattre et de poursuivre, devant les cours de justice, les multinationales qui pratiquaient la biopiraterie. Nous avons porté ces questions fondamentales de la liberté des semences et de l’alimentation au centre du combat des mouvements de libération des paysans mais aussi sur l’agenda du pouvoir politique. C’est parce que nous avons mené ces combats que des lois liberticides n’ont pu être adoptées et que les grandes firmes ne possèdent pas aujourd’hui la totalité du marché des semences.

 

 

Quelle part du marché des semences est aujourd’hui contrôlée par les multinationales comme Monsanto ?

Plus de 50% des semences commercialisées dans le monde sont, aujourd’hui, contrôlées par ces multinationales. Les OGM sont, elles, contrôlées à 100% par ces multinationales. Ces produits sont vendus comme des technologies alors que ce ne sont que des droits de propriété, des instruments pour contrôler l’alimentation. Les OGM sont un prétexte pour s’approprier un droit de propriété sur les semences. Les légumes n’ont pas encore fait l’objet de modifications génétiques importantes. Mais attention, Monsanto est en train d’acquérir les sociétés de production de semences potagères. Et aujourd’hui, Monsanto dépose des brevets sur des semences qui ne sont pas génétiquement modifiées.

 

Quels sont aujourd’hui les principaux outils ou instruments de dépossession des agriculteurs ?

Le principal outil est celui des droits de propriété intellectuels. Ceux-ci peuvent revêtir deux formes. Celle d’un brevet sur des semences qui permet à une société de déclarer qu’une semence est leur invention. Le second instrument est la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales. L’UPOV a pour objet d’accorder des droits exclusifs aux sélectionneurs de nouvelles obtentions végétales. L’industrie a essayé de rapprocher les droits des multiplicateurs le plus possible de la réglementation des brevets sur les semences. Cette convention a donné lieu à une très forte normalisation. Pour être susceptible d’une protection, la variété doit être nouvelle, homogène, distincte et stable. Une telle définition écarte les variétés des agriculteurs, détruit la biodiversité et oblige à l’uniformité.

Aujourd’hui, les exemptions des agriculteurs et des multiplicateurs, comme la conservation par les agriculteurs de semences de variétés protégées, ont toutes été supprimées et verrouillées depuis 1991. Ces outils sont une apologie de la technologie. L’ingénierie génétique n’est pas un outil intelligent de reproduction. Elle est incapable d’élever et de reproduire. Ce n’est pas de la science mais du business. Il s’agit, en déposant un brevet, d’exclure les autres des avantages économiques et commerciaux de son « invention ». Ils dissimulent sous des termes scientifiques leur volonté de contrôler et de prendre possession des semences. Même le président Barak Obama dont on espérait des changements d’orientations a couvert l’exportation des semences de Monsanto en Afrique. Lors de la dernière conférence sur les OGM, il a signé un accord qui vise à prendre le contrôle des semences africaines. Il s’agit d’une nouvelle tentative de voler la liberté des semences des pays pauvres. C’est pathétique.

 

Vous avez lancé en début d’année une Campagne internationale pour la souveraineté des semences ? Quels sont ses objectifs ?

Nous espérons, à travers cette campagne, pouvoir relier les milliers de mouvements luttant à travers le monde pour la liberté des semences comme Kokopelli en France qui vient d’obtenir un premier succès devant la Cour européenne de justice. Il s’agir d’agir globalement en construisant une force internationale capable de faire face aux multinationales.

Nous voulons créer des liens entre tous les opposants à la biopiraterie. Chaque mouvement, devra d’ici le début du mois d’octobre, écrire sa propre histoire, celle de son combat contre la biopiraterie, contre le monopole des multinationales de l’agro-chimie et pour faire vivre la liberté des semences. L’an passé, nous avons publié un rapport sur les OGM qui témoigne de l’échec de cette technologie partout dans le monde, en Amérique latine, en Asie comme en Afrique. Le 2 octobre, date de l’anniversaire de Gandhi, nous organiserons une journée mondiale de la non-violence et de la désobéissance civile pour témoigner de notre opposition aux lois injustes. Le 15 octobre, date de la Journée mondiale de l’alimentation, nous organiserons une grande campagne internationale pour promouvoir la cause de la liberté de l’alimentation auprès du grand public et des hommes politiques.

 

Que peuvent faire les 99%, ces 99% qui sont aux côtés des indignés du monde entier, pour lutter contre les brevets sur le vivant, contre les brevets sur les semences ?

La première chose est de rejoindre notre campagne internationale. (www.seedfreedom.in), afin d’arrêter les brevets sur le vivant. Beaucoup de gens ont un jardin, un terrain ou un balcon sur lequel ils peuvent protéger des semences et faire de cet espace une zone de liberté pour les semences. Ceux qui ne cultivent pas ou qui ne possèdent pas de jardin doivent s’assurer que la nourriture qu’ils mangent est une nourriture libre. Des aliments issus de semences libres. Assurez-vous que les aliments que vous mangez ne sont pas issus du vol des richesses fournies par la nature. De même que dans l’informatique, vous n’êtes pas obligé de recourir à Microsoft, vous pouvez vous procurer des logiciels libres. En matière de semences, refusez les semences hybrides qui détruisent la santé et détruisent les hommes.

 

Quelles sont les principales alternatives concrètes capables de protéger notre système alimentaire, notre santé et la terre ?

La priorité est de lutter pour la liberté des semences, pour la liberté de choisir entre différentes variétés de semences. Les semences constituent une ressource cruciale pour la perpétuation de la vie. Quand nous réduisons l’offre alimentaire à quatre produits qui sont génétiquement modifiés, nous tuons la biodiversité. Les recherches menées par Navdanya ont montré que plus il y a de biodiversité dans un système agricole, plus vous cultivez de variétés différentes, plus la production est abondante. La polyculture, la diversité culturale permet de produire plus de nourriture par hectare, c’est scientifiquement établi. En outre, seul un système cultural diversifié peut combattre le changement climatique. Nous avons besoin de biodiversité pour favoriser la résilience. Les produits brevetés et génétiquement modifiés sont très vulnérables au changement climatique. La liberté des semences est à la base de tout. Il faut aussi parvenir à baisser les coûts de production de façon à rendre accessible à tous une nourriture saine.

 

Vous appelez à construire un nouveau paradigme pour bâtir un futur réellement soutenable et désirable. Quelle forme pourrait prendre ce nouveau paradigme ?

J’ai essayé de le définir dans mon livre « Earth democracy » paru en 2005. Je l’ai écrit parce que l’on reprochait aux altermondialistes de se contenter de critiquer le monde néolibéral globalisé sans proposer de réelles alternatives. Or, quoi qu’en disent nos opposants, tous savons tout à fait ce que nous voulons : nous voulons préserver notre biodiversité, notre eau, nos services publics. C’est pour défendre ces biens essentiels que nous combattons. Nous devons penser en termes de vie démocratique pour cette planète. Plus nous excluons la terre, plus nous excluons les êtres humains qui dépendent étroitement de la terre qui les porte. Si nous reconnaissons la terre et les droits qu’elle possède, nous reconnaissons les droits des personnes qui y vivent. Nous avons besoin d’une convergence entre les droits de la terre et les droits des êtres humains. Ils ne sont pas contradictoires mais convergents. Nous sommes tous liés, tous reliés et interdépendants. Nous sommes appelés à changer de paradigme. Et ce nouveau paradigme sera celui de la connexion, de l’interdépendance entre tout ce qui est vivant. Il s’agit de reconstruire la société et les droits des êtres humains et de sortir de cette économie de casino. La démocratie a été tuée par les multinationales qui l’ont détournée à leur profit. Les Etats-Unis en sont un bon exemple. Ce sont les multinationales qui y font les élections. Il nous faut revenir à des vraies démocraties, des démocraties vivantes. A tous les niveaux, au niveau local, dans les villes, au niveau national et international. Nous avons été conduits vers un paradigme construit autour d’une économie mondialisée de la cupidité et une culture de la haine. La montée du terrorisme et la globalisation ont progressé de front. Nous devons aller d’une culture qui tue à une culture qui reconnait en chacun un citoyen de la terre. Nous ne sommes pas les ennemis les uns des autres, les arbres des champs coopèrent les uns avec les autres pour grandir. Nous devons reconstruire des cultures vivantes sur les cendres et la ruine que la mondialisation et le gouvernement des multinationales ont fait progresser.

 

Les principes économiques gandhiens pourraient -ils nous aider à cheminer vers ce nouveau paradigme?

Les principes économiques gandhiens sont encore plus pertinents aujourd’hui que dans la seconde moitié du XXe siècle. Gandhi était un véritable visionnaire. Il a pressenti ce que notre monde deviendrait. Lorsque, dans le secteur du textile, la révolution industrielle anéantit l’artisanat indien, il choisit le symbole du rouet qu’il utilisait pour filer son habit (le dhoti) et démontrer que chaque indien pouvait ainsi, par des gestes simples, s'affranchir de l'impérialisme anglais. Nous avons fait des grains, le rouet d’aujourd’hui, l’emblème de notre combat pour la protection des semences. Pour Gandhi, les hommes ne seront libres que quand ils auront reconquis leur liberté économique, la liberté de satisfaire par eux-mêmes leurs propres besoins. Le concept de swaraj (gouvernement par soi-même) forme avec celui de satyagraha (le combat pour la vérité) et de swadeshi (autoproduction) les trois piliers de la liberté. Le satyagraha, le combat pour la liberté, est essentiel aujourd’hui. Tant que nous continuerons de croire qu’il faut obéir à un pouvoir injuste et à une loi injuste, une forme d’esclavage persistera. Les racines de la liberté résident dans notre courage à dire non aux lois injustes. C’est ce pouvoir dont nous avons le plus besoin aujourd’hui. Le pouvoir de dire non aux dettes injustes, à l’extraction désastreuse des gaz de schiste, aux royalties sur les semences injustement prélevées par les transnationales...

 

La simplicité volontaire n’est elle pas une condition essentielle pour construire ce nouveau paradigme?

Bien sur. C’est l’avidité qui nous a amené à abandonner notre liberté. La simplicité volontaire nous permet, au contraire, de nous extirper de cette économie truquée faite de nourriture insipide, d’argent nauséabond. La simplicité volontaire ne réduit pas la qualité de vie, elle permet de se défaire de l’état d’infériorité dans lequel on souhaite vous confiner. La simplicité volontaire permet de sortir de l’esclavage de la société de consommation.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin:

Lire :

« Vandana Shiva, victoires d’une indienne contre le pillage de la biodiversité ». Par Lionel Astruc (Editions Terre vivante 2011).

« Le terrorisme alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers-Monde » par Vandana Shiva. (Fayard, 2004).

« La vie n’est pas une marchandise ». Les dérives des droits de propriété intellectuelle. Par Vandana Shiva. (Le livre équitable, 2004).

 

 

Consulter :

www.seedfreedom.in : le site de la Campagne internationale pour la souveraineté des semences.

www.navdanya.org : le site de l’organisation Navdanya qui milite pour la biodiversité et contre les OGM et la brevetabilité du vivant.

 

 

Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe