Un entretien avec Silvia-Pérez-Vitoria
Les paysans sont de retour écrivait, en 2005, l’économiste, sociologue et documentariste, Silvia Pérez-Vitoria, dans un ouvrage paru chez Actes sud. Ces hommes et femmes, longtemps dénigrés par les tenants de l’industrialisation et de la modernisation, représentent encore la moitié de l’humanité. Aux avants- postes de la lutte contre l’OMC et la libéralisation des échanges, porteurs des positions les plus novatrices, ils se battent contre les multinationales de l’agroalimentaire tout en préservant les équilibres naturels en cultivant leurs terres de manière pérenne.
«·L’image qu’a donnée la société industrialisée de la paysannerie au cours des cent cinquante dernières années doit être révisée. Les mouvements paysans ne sont ni porteurs d’une vision nostalgique du monde rural, ni les fers de lance d’une modernité destructrice. Ils contribuent à la reconstruction d’une agriculture nourricière respectueuse de la nature et des cultures·; ils sont les seuls à pouvoir assurer une veille des territoires face aux dégradations de l’industrialisation. Leur rôle primordial dans la sauvegarde de la nature doit enfin être reconnu», écrit Silvia Pérez-Vitoria pour laquelle les propositions que font les paysans vont bien au-delà d’une simple remise en cause du modèle agricole. «·Ils peuvent constituer une alternative face aux dérives d’une société éminemment mortifère», insiste -t-elle dans «·La riposte des paysans·», paru au printemps.
Vous évoquez dans «·La riposte des paysans·» les impasses et les ravages de l’agriculture industrielle et concluez que poursuivre sur cette voie serait suicidaire. Qu’en est-il ?
Continuer dans la voie de l’agriculture industrielle serait en effet suicidaire pour l’humanité tant sur le plan environnemental que sur le plan social. C’est la survie même de l’humanité qui serait menacée. Ce système est en train de détruire la nature d’une manière qui commence presque à devenir irréversible. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les deux tiers de la superficie agricole mondiale se sont dégradés par érosion, salinisation, compactage des sols, perte de nutriments et pollution. De même le développement des monocultures a fortement diminué la biodiversité. Un rapport de la FAO datant de 1996 constate que les trois quart de la diversité génétique des espèces cultivées ont disparu au XXe siècle. L’industrialisation de l’agriculture s’est traduite par de graves conséquences au plan social. Dans les pays du sud, les paysans dépossédés de leurs terres s’entassent dans des bidonvilles. On estime aujourd’hui à un milliard le nombre de gens vivant dans ces bidonvilles dans des conditions inhumaines.
En Inde, témoigne Vandana Shiva, près de 150·000 paysans rendus pauvres et endettés du fait de l’industrialisation de l’agriculture se sont suicidés entre 1997 et 2005.
Vous évoquez une transformation du paysan en exploitant agricole qui se serait opérée au XXe siècle. Comment s’est elle réalisée ?
Les agricultures paysannes avaient autrefois avant tout une vocation nourricière. Elles étaient fondées sur l’autonomie, le respect de la nature et privilégiaient l’autosuffisance. L’industrialisation de l’agriculture a amené le paysan à perdre peu à peu son autonomie tant au niveau de ses savoirs et savoir-faire, que dans ses pratiques et ses choix. En achetant des machineries lourdes pour les labours, des intrants chimiques, des équipements d’irrigation et des semences hybrides, les paysans ont bouleversé leur mode de vie et anéanti leur autonomie. Ils se sont trouvés complètement pris dans un système dont ils sont devenus un rouage. L’unique raison d’être de l’exploitant agricole est désormais de produire pour un système industriel sans souci de nourrir les hommes ni de chercher à maintenir un environnement sain et durable qui étaient ses missions traditionnelles. Les paysans, transformés en exploitants agricoles, sont ainsi devenus des acteurs économiques dont le seul but est le profit.
Cette perte des savoirs et savoir-faire traditionnels des paysans est elle irréparable·? Comment peut-on revivifier ces savoirs·?
Le développement d’une science agronomique conçue par des scientifiques a peu à peu dévalorisé les savoirs et pratiques des paysans. Ces connaissances, qui ont pourtant fait la preuve de leur efficacité, ont été peu à peu rejetées, oubliées et déniées par la science. Il est encore possible de récupérer ces savoirs paysans là où ils existent encore au Sud comme au Nord. Des centres de formation à l’agroécologie, mis sur pieds par des paysans pour des paysans, et visant à récupérer et transmettre ces savoirs et savoirs faire sont en train de se créer un peu partout en Asie, comme en Amérique latine et en Europe. On retrouve, en outre, chez nombre de jeunes qui veulent s’installer cette volonté de pratiquer une agriculture paysanne en retrouvant des connaissances que ne fournissent pas les systèmes institutionnels. De plus en plus d’expériences naissent et se développent de manière informelle sur le terrain.
Comment peut on «·repaysanniser·» l’agriculture·? Comment grignoter du terrain par rapport au complexe agro-alimentaire·?
Ce n’est pas facile, ce n’est pas joué du tout même si la «·repaysannisation·» est le meilleur moyen de lutter contre la faim dans le monde. Les deux tiers de ceux qui ne mangent pas à leur faim sont des paysans. C’est donc bien par là qu’il faut commencer·: permettre aux paysans de se nourrir. Le premier combat est de maintenir des cultures vivrières contre des cultures de rente. Il est important qu’il y ait des mouvements paysans comme Via Campesina ·qui se revendiquent de l’agriculture paysanne. Ceux-ci témoignent d’une prise de conscience et d’une unité autour de ces agricultures paysannes. Des jeunes en passe de s’installer adoptent ce type de démarches. Retourner à une agriculture biologique est un premier pas mais ce n’est cependant pas suffisant. On peut pratiquer une agriculture biologique en monoculture et de façon intensive.
Des études auraient montré que les agricultures paysannes seraient plus efficaces que l’agriculture industrielle·?
Depuis une vingtaine d’années, une multitude d’études et de rapports affirment en effet que les agricultures paysannes ont une plus grande efficacité que l’agriculture· industrielle. Une mesure économique en termes de rendement ne suffit pas. Il faut prendre en compte toutes les dimensions nécessaires pour assurer la pérennité écologique et sociale du système. Deux rapports récents ont montré la nécessité de faire appel aux pratiques agricoles paysannes face à la faillite de l’agriculture industrielle. Le rapport de la Conférence internationale sur l’agriculture biologique et la sécurité alimentaire qui s’est tenue à Rome dans le cadre de la FAO en 2007 est le plus intéressant. Il stipule que le rendement des cultures biologiques est, en moyenne, comparable à celui des cultures conventionnelles. Il montre aussi que les exploitations qui pratiquent l’agriculture biologique utilisent entre 33% et 56% d’énergie en moins par hectare. Le rapport de la FAO et celui rendu par l’IAASTD en 2002 (Rapport sur l’évaluation internationale des sciences et techniques agricoles au service du développement)· montrent que si l’on prend en compte l’ensemble du système agricole –sa pérennité, le maintien de la biodiversité, l’optimisation de l’utilisation de l’eau et des énergies- les agricultures paysannes sont beaucoup plus performante que les agricultures industrielles.
Qu’entendez-vous par après-développement·? Et quelle forme pourrait prendre cette notion d’après-développement dans la sphère agricole·?
Le développement est passé partout laissant derrière lui un cortège de dégâts. L’après-développement s’intéresse à tous les processus de réparation et de reconstruction. Il s’agit d’empêcher la poursuite des destructions et de réparer ce qui a été cassé. Ces reconstructions s’opèrent à partir des moyens dont disposent chaque région, chaque pays à partir des fondamentaux que sont l’alimentation et l’agroécologie.
Pour réparer les dégâts écologiques du développement, on aura besoin des savoirs et savoir-faire de ceux qui ont su, à travers les siècles, maintenir les équilibres écologiques fondamentaux. Pour contrecarrer les pertes de biodiversité, on aura besoin de ceux qui préservent les semences et les races, les conservent, les multiplient.
Quelles sont les batailles des paysans qui vous semblent, aujourd’hui, les plus urgentes, les plus cruciales·?
C’est la bataille qui s’opère sur le terrain de la préservation de la biodiversité qui me semble la plus cruciale. Si l’on perd notre biodiversité, le monde est perdu. Vient ensuite la protection de la terre contre les tentatives d’accaparement par l’agro-industrie puis la protection des savoirs et connaissances.
Les paysans ont-ils emporté des victoires importantes sur ces différents terrains·?
On voit se multiplier un peu partout des réseaux de semences paysannes afin d’assurer le maintien de la biodiversité la plus riche possible et d’échapper au contrôle des firmes semencières. Il s’agit de récupérer les variétés locales partout où l’on peut les retrouver et de constituer des banques de semences. S’agissant de la bataille pour la terre, des mouvements qui se sont déroulés au Brésil ou en Inde par exemple ont permis à des paysans de retrouver leurs terres. Des victoires ont eu lieu aussi sur le terrain de la récupération des savoirs et connaissances. Des écoles de recherche et d’échanges des savoirs paysans se sont créées au Venezuela et au Bangladesh par exemple. Des projets commencent à poindre en Afrique. Il y a une vraie prise de conscience qui se traduit dans les faits. Ainsi des tentatives d’actes de biopiraterie, soutenus par le gouvernement des Etats-Unis et l’Union Européenne, dans l’état du Chiapas au Mexique ont suscité de telles oppositions qu’elles ont du être abandonnées. Une prise de conscience se manifeste notamment du côté des populations indigènes qui n’acceptent pas d’être achetées en échange de l’exploitation d’un brevet. Ils sont conscients de leurs richesses et ne veulent surtout pas les brader.
Lire·:
La riposte des paysans par Silvia Pérez-Vitoria (Actes Sud 2010)
Les paysans sont de retour par Silvia Pérez-Vitoria (Actes Sud 2005)
www.colloque-agroecologie-albi2008