Entretien avec Ha Vinh Tho, coordinateur du Centre du Bonheur national brut au Bhoutan

 

photos Ha_Vinh_Tho_6Né il y a soixante ans d’un père vietnamien et d’une mère française, Ha Vinh Tho s’est orienté vers l’éducation puis la pédagogie curative après avoir découvert la philosophie et la pédagogie de Rudolf Steiner. Après un doctorat en sciences de l’éducation, ce disciple de Thich Nhat Hanh et enseignant dans la tradition du maître zen vietnamien a dirigé le centre de formation du Comité international de la Croix Rouge chargé de former les délégués partant sur le terrain en situation de conflit.

« Quand j’ai été nommé coordinateur du Centre du Bonheur national brut, j'ai eu l'impression que je parvenais à une dimension de synthèse d’un élément clé de ma réflexion : comment articuler transformation personnelle et transformation sociale.

J'ai toujours eu l'impression, au cours de ma carrière, de faire des aller et retour entre l'une et l'autre. Au Bhoutan, ces deux éléments se trouvent unis dans une activité qui tient compte simultanément des deux dimensions », souligne cet ancien responsable d’ONG et professeur à l’Université de Louvain en Belgique et de Hue au Vietnam. Ha Vinh Tho a été nommé au printemps dernier coordinateur du Centre du Bonheur national brut (BNB) au Bhoutan. Eloge de la simplicité volontaire et éveil au retour sur soi et à l’interdépendance entre tous les êtres vivants seront les mamelles de ce centre perdu en pleine nature qui ouvrira ses portes début 2013. Une école d’un genre nouveau où les « étudiants » seront invités à partir pêcher au plus profond d’eux-mêmes sources de satisfaction et de bien être. Loin des mirages, et du tonneau des Danaïdes, de la société de consommation.

 

 

 

Quelle est la raison d’être, la philosophie du Centre du Bonheur national brut ?

Le concept du Bonheur National Brut a été lancé dans les années 70 par Jigme Singye Wangchuck, le quatrième roi du Bhoutan. Sa vision était philosophique et très macro-économique. C’est le premier ministre du pays, Jigmi Y. Thinley, qui s’est efforcé, au cours des dernières décennies, de rendre cette philosophie opérationnelle. Le problème tient au fait que cette politique top-down, conçue par le roi avant d’être mise en œuvre par le gouvernement, a du mal à s'ancrer dans la pratique. Elle est parfois perçue avec un certain scepticisme par la population. En initiant le Centre du Bonheur national brut, le premier ministre a voulu créer un lieu capable d’incarner une expérience pilote de ce que pourrait devenir la société bhoutanaise si la population s’appropriait pleinement cette philosophie. Un lieu de vie non académique, ouvert à tous, qui puisse refléter ces valeurs à travers l'architecture, la promotion d’énergies renouvelables, une relation forte à la nature, et un mode de gouvernance participatif. La nécessité d’un travail intérieur, d’une transformation personnelle pour qu'il y ait transformation sociale sera le fil rouge, la clé de voute des programmes du centre. Ce lieu d’apprentissage trans-disciplinaire visera aussi à développer une prise de conscience de l’interdépendance entre tous les acteurs de la société. Le centre du Bonheur national brut sera un lieu de recherche-action. Chacun y viendra avec son projet. On pourra y croiser par exemple un paysan qui souhaite se former pour passer à l’agriculture biologique. Ou une villageoise désireuse de créer une coopérative associant d’autres membres de sa communauté. Ou encore un universitaire porteur d’un projet de bien commun.

Notre rôle consistera à mettre ces personnes en relation avec d'autres qui ne soient pas issus de leur domaine de façon à faire émerger une nouvelle dimension à leur projet. Il s'agira de créer un espace ouvert de dialogue qui permette de faire naître des réalisations innovantes. Un réseau de soutien comprenant des coachs et des experts du centre sera mis à leur disposition.

La villageoise qui souhaite créer une coopérative de tisserands pourra ainsi être épaulée sur le terrain par un économiste. Après six mois à un an de travail, ces personnes reviendront dans le centre et nous tenterons de les aider à appréhender ce qui a marché et ce qui n’a pas marché et pourquoi. Ce sera gagnant-gagnant. Les stagiaires pourront affiner leur projet et nous élaborerons, de notre côté, une banque de données constituée d'histoires réelles etd'études de cas qui pourront constituer une base de départ pour les prochains stagiaires. Nous espérons pouvoir créer ainsi une spirale ascendante de savoirs partagés. Un lieu où des savoirs pratiques terre à terre pourront rencontrer des savoirs académiques et dialoguer ensemble. Nous souhaitons créer un fichier d'anciens qui puisse constituer un réseau de soutien pour les futurs stagiaires. Un réseau qui pénétrera, petit à petit, toute la société.

 

Qui seront les intervenants ?

Il y aura trois cercles d’intervenants. Un premier cercle sera constitué de résidents qui vivront sur place, dans le Bhumtang, et s'efforceront d'incarner le BNB à travers leurs modes de vie. Un deuxième cercle se composera de facilitateurs et d'intervenants ponctuels, théoriciens et praticiens, qui seront en grande partie bhoutanais. Le troisième cercle réunira, deux à trois fois par an, des intervenants extérieurs et internationaux comme Vandana Shiva, Pierre Rabhi ou Matthieu Ricard, porteurs d'un message fort. Je souhaiterais aussi travailler sur l'axe Orient-occident. Comment établir une synergie entre le meilleur des deux mondes ? On peut critiquer la modernité sans la rejeter en bloc de manière unilatérale. Il faut tenir compte des extraordinaires progrès qu'elle a amenés en termes d'espérance de vie, d'hygiène et de confort. Et en même temps puiser aux sources des Traditions et tenter de trouver un équilibre raisonnable et sain entre la modernité occidentale et les traditions orientales.

 

Qu'en sera -t-il du projet architectural ?

Le centre sera implanté en pleine nature dans la région du Bhumtang, juste à côté d'un parc naturel régional. On ne pourra pas y accéder en voiture. Le lien avec la nature sera partie intégrante du processus. Le centre devrait ouvrir ses portes fin 2013, ou début 2014. Mais, les programmes commenceront en début d’année 2013.

 

L'idée de poser des limites dans un monde où règne l'avidité semble être aussi au centre du projet ?

La recherche d’une forme de simplicité volontaire sera un élément essentiel. Nous tenterons de développer une réflexion autour de la question : « de quoi a t-on réellement besoin pour être heureux? ». L'avidité matérielle est toujours la contrepartie d'un vide spirituel intérieur que l'on essaye de combler par la consommation. Mais, cela ne fonctionne jamais. Nous voulons favoriser un processus de retour sur soi pour retrouver des sources de satisfaction et de bien être qui ne soient pas dépendantes de la consommation. Créer les conditions du développement d’une plénitude intérieure à travers une pratique contemplative et méditative conjuguée avec des relations humaines riches et fortes et une expérience de la nature qui permette d'accéder à une simplicité volontaire qui ne soit pas une privation.

 

A quelles sources puiserez-vous pour répondre à cet appel intérieur, à ce mal être lié à un sentiment de vide intérieur ?

Si la source est bien bouddhiste parce que le Centre du BNB se situe au Bhoutan, nous nous référerons à des éléments comme le respect de toute forme de vie, que l’on retrouve dans toutes les Traditions.

Nous allons inviter très prochainement des figures spirituelles de toutes les traditions -des Musulmans, des Hindous, des Chrétiens, des Juifs, des Bouddhistes, mais aussi des maîtres spirituels issus de Peuples premiers- qui se réuniront autour des interrogations suivantes : que signifie le bonheur national brut dans votre Tradition ? En quoi les principes du BNB seraient ils pertinents pour votre Tradition ? J'ai fait partie du groupe qui a travaillé, il y a quelques années, sur l’élaboration de la Charte de la compassion. Cette initiative a été lancée par une écrivain britannique, Karen Armstrong, vainqueur du Ted prize en 2008. Elle a écrit plusieurs livres sur les traditions spirituelles. Existe t-il une valeur commune à toutes les Traditions du monde s’est-elle demandée ? Pour répondre à cette interrogation, elle a crée un site internet des hommes et femmes de toutes Traditions étaient invités à venir témoigner. Toutes ces informations ont été réunies au sein d’une charte baptisée Charte de la compassion. Il est apparu que la notion de compassion au sens large, et la fameuse règle d'or « ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse à toi-même » figurait au cœur de toutes les Traditions. Il s’agissait de formuler une charte qui soit interreligieuse ou interspirituelle. Une charte qui puisse s'adresser aussi à des gens qui n'ont pas de pratique spirituelle ou religieuse tout en étant porteurs d’une véritable éthique de vie. Nous voudrions mettre sur pied au Bhoutan une charte, inspirée de la Charte de la compassion, qui permette de relier les valeurs qui inspirent le BNB.

 

Comment parviendrez-vous à intégrer la philosophie du Bonheur National Brut à la vie quotidienne des habitants et à les inciter à la mettre en pratique ?

C'est le coeur de la mission du centre. Il s'agira d'essayer de créer dans ce centre une forme d'exemplarité. Nous tenterons d'infuser cette notion de BNB dans tout ce que nous entreprendrons de façon à ce que les stagiaires puissent en avoir une expérience vivante. Je n'ai pas de réponse toute faite. Le BNB est une philosophie en devenir, une sorte de work in progress. C’est à travers nos participants et la réalisation de leurs projets que les pistes se dessineront. Il s'agit de créer des lieux de réflexion, de dialogue et de mise en pratique dans lesquels on laisse les choses émerger. Nous essayerons de découvrir ensemble ce qu'est le BNB. Nous vivons dans un monde en pleine mutation comme en témoignent notamment les révolutions arabes et la catastrophe de Fukushima, un « monde » est en train de s'éteindre pendant qu'un autre pointe le bout de son nez. Il faut avoir le courage de vivre avec cet inconnu et créer des lieux où ce nouveau monde puisse trouver une sorte de piste d'atterrissage.

 

Ce monde en pleine mutation n’a-t-il pas aussi besoin d’une nouvelle forme de leadership ?

Il faut en effet repenser le leadership pour aller plus loin et ne plus se contenter de mettre de l'huile dans les rouages d'un système qui ne fonctionne plus. Le vrai leadership ne peut émaner que d'un individu qui a effectué un travail sur lui même. Qui sont les grands leaders de notre temps, ceux qui nous impressionnent le plus ? Nelson Mandela, Gandhi, Martin Luther King. Ce sont tous des hommes qui ont fait un vrai travail sur eux-même et ne se contentent pas d'appliquer des trucs. Des hommes qui ont une intégrité et qui mettent en pratique les principes qu’ils ont énoncés et les incarnent pleinement.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

 

 

Pour aller plus loin :

 

Le site du Centre du Bonheur national brut : www.gnhbhutan.org

 

Lire :

 

« Présence au cœur. Une introduction à la psychologie bouddhiste ». Ha Vinh Tho L'Harmattan, Paris, 2008

« De la transformation de soi. L'éducation des adultes au défi des histoires de vie ». Ha Vinh Tho. L'Harmattan, Paris, 2005

The contribution of engaged Buddhism to conflict prevention, reconciliation and healing”. In "War, conflict and healing: a Buddhist perspective". Ha Vinh Tho. Vietnam Buddhist University Press. Hanoi 2008

 

 

 

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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