Entretien avec Margrit Kennedy

 

Photo Margrit_Kennedy-20 Architecte et écologiste, Margrit Kennedy a compris il ya plus de trente ans qu’un défaut structurel de notre système monétaire, celui des intérêts, le fragilisait au point de risquer d’entraîner à long terme son effondrement complet.

Avec sa fougue et la candeur d’une non -économiste, elle appelle depuis lors à sortir du poison des intérêts. « Voulez-vous un système monétaire qui garantisse la stabilité et empêche que d’autres s’enrichissent à vos dépens ? Où préférez-vous un système qui vous permette, grâce à une spéculation hasardeuse, de prospérer aux dépens des autres », nous interpelle-t-elle. Entretien.

 

 

Comment avez-vous perçu pour la première fois les risques que font peser le système des intérêts composés sur notre système monétaire et sur l’économie dans son ensemble ?

J’ai découvert ce problème en 1982 lors d’une conférence donnée par Helmut Greutz, un architecte qui est aussi un économiste très critique envers notre mode de développement. Lors de cette conférence, il nous a fait comprendre à l’appui d’un graphique que l’écologie et le modèle de développement économique que nous connaissons ne pourront jamais marcher de pair. Une de ces courbes représentait le schéma normal de croissance de la nature auquel nous nous conformons tous, les hommes, les animaux comme les plantes. Nous grandissons relativement vite durant les premières étapes de notre vie, puis le rythme se ralentit à l'adolescence et, pour finir, notre croissance physique s'arrête vers l'âge de vingt et un ans. Une autre courbe représentait un schéma de croissance exponentielle qui peut être décrit comme l'exact opposé de la première courbe en ce sens qu'il croît très lentement au début, puis de plus en plus rapidement, pour finalement monter en flèche de façon presque verticale. Dans le monde physique, ce schéma de croissance se manifeste d'ordinaire lors d'une maladie ou à l'approche de la mort. Le cancer, par exemple, suit un schéma de croissance exponentielle. La croissance exponentielle, dans le monde physique, s'achève en général avec la mort de l'organisme vivant. Or, notre système monétaire, fondé sur le dogme des intérêts simples et composés -l'argent doublant de valeur à intervalles réguliers- suit un schéma de croissance exponentielle. Tout le problème vient de là. Les intérêts se comportent comme un véritable cancer au sein de la structure sociale. Un taux de 1 % d'intérêts composés, se traduit par une courbe de croissance exponentielle et un doublement de la valeur de l'argent en l’espace de 72 ans. A 3%, elle double en 24 ans, à 6% en 12 ans. Or, il est impossible de croître de façon exponentielle sur une planète finie.

Dans nos pays où les taux d’intérêt s’échelonnent généralement entre 5 et 10 %, des crashs surviennent régulièrement tous les 40 à 60 ans. C’est un crash qui est entrain de se profiler actuellement, car nous nous trouvons à la fin d’une période d’accumulation.

 

Vous soutenez que nous ne subissons pas uniquement le poids des intérêts quand nous empruntons de l’argent, mais que ceux-ci sont inclus dans tous les prix que nous payons. Pourriez expliciter vos propos ?

Le commerçant ou prestataire qui vous fournit un service répercute les intérêts qu’il paye dans le prix de celui ci. Tous les prix se trouvent ainsi grevés par des intérêts cachés. Dans les années 1980 par exemple, on a calculé que le coût de l’enlèvement des ordures ménagères se trouvait majoré de 12% du fait des intérêts composés, le prix de l’eau potable de 38%, et celui des loyers des logements sociaux de 77%. En 2006, les dépenses des ménages se trouvaient ainsi majorées en moyenne de 40% de ce fait. Si nous décidions de supprimer les intérêts pour les remplacer par un autre mécanisme capable d'assurer la circulation monétaire, nous pourrions augmenter nos revenus d’au moins un tiers. Ou bien travailler moins tout en conservant le même niveau de vie.

Les individus ne supportent pas de façon égale la charge des intérêts. Des études montrent que 80% des gens payent en moyenne deux fois plus d’intérêt qu’ils n’en reçoivent. Environ 10% des gens reçoivent légèrement plus qu’ils n’en payent. Tout en haut de la pyramide, en revanche, une petite minorité, 10% de la population, ponctionne la plus grosse partie des sommes qui ont été prélevées sur la majorité. En Allemagne par exemple, 600 millions d’euros sont redistribués chaque jour au profit d’une toute petite minorité. Notre système monétaire est donc l’un des principaux responsables du fossé qui se creuse, année après année, entre les riches et les pauvres.

 

Selon vous, les intérêts composés seraient aussi une des principales causes de l’inflation que nous connaissons ?

La plupart des gens considèrent l'inflation comme une composante de tout système monétaire, une composante presque « naturelle » étant donné qu'il n'existe pas un seul pays à économie de marché dans le monde qui en soit exempt. Si vous regardez les statistiques, vous observerez que, la plupart du temps, deux ans après que les banques centrales, puis les banques commerciales aient relevé leurs taux d’intérêts, il s’ensuit une augmentation de l’inflation. Le paiement des intérêts entraîne toujours une augmentation des prix.

 

Comment réformer le système monétaire pour créer une économie durable et respectueuse des hommes ?

Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui ne sont pas nouveaux. Ils existent depuis 5 000 ans. Babylone qui souffrait déjà de ce fléau avait créé un outil qui permettait d’éradiquer les dettes de façon à sauver l’économie. C’est ce qu’il faudrait faire aujourd’hui. Toute dette est couverte par un actif. La réduction des dettes se solde toujours par une disparition d’un certain nombre d’actifs. Il faut abandonner le système des intérêts composés. Tout le monde en profiterait à long terme, pauvre et riches à la fois. Quel bonheur y a -t-il à vivre, la peur au ventre, sur une île de prospérité entouré d’un océan de misère ? Il faut inventer un système plus juste. C’est ce pour quoi je me bats depuis trente ans. Depuis la crise mondiale née en 2007, ces idées commencent enfin à faire leur chemin.

 

Y a-t-il des pays ou des institutions, de part le monde, qui aient déjà essayé d’introduire les réformes que vous prônez ?

L’Uruguay a tenté de s’y atteler avec José Mujica, le deuxième président de gauche de l’histoire du pays. Son objectif premier est d’éradiquer la pauvreté. Un autre exemple, particulièrement intéressant, est celui de la JAK-bank créée en 1965. Les initiales J.A.K. signifient en danois terre (Jord), travail (Arbete) et capital (Kapital). Les racines de cette initiative plongent dans le Danemark des années trente. A cette époque, la plupart des agriculteurs danois étaient lourdement endettés bien que leurs exploitations agricoles étaient productives. Ce sont ces paysans qui ont compris les premiers que les revenus tirés de la terre ne pouvaient pas suivre la croissance exponentielle des intérêts des prêts qu’ils avaient souscrits. Associés à des commerçants et des patrons de petites et moyennes entreprises, ils ont mis en place leur propre système bancaire et leur propre monnaie sans intérêt. Grâce à ce nouveau système, leurs exploitations agricoles étalent à nouveau rentables. Craignant que cet exemple ne fasse boule de neige, le gouvernement danois a interdit le système de 1934 à 1938.

 

 

L’expérience s’est ensuite étendue à la Suède…

Oui. Les systèmes danois et suédois ont été relancés dans les années soixante et soixante-dix. Ils ont des bases similaires et proposent les mêmes facilités de prêt, mais leur organisation est différente. Au Danemark, il existe de petites banques JAK qui proposent des services ordinaires, tandis qu'en Suède, le système fonctionne par l'intermédiaire des services bancaires de la Poste.

Aujourd’hui, la banque compte 35 000 membres. Elle détient 97 millions d’euros de dépôts et gère 86 millions d’euros de crédits. Alors que la plupart des banques travaillent en vue de faire des profits, la JAK-Bank est une institution à but non lucratif. Les dirigeants de cette coopérative insistent avant tout sur l’aspect social de leur travail et sur la solidarité entre tous les coopérateurs qui se soutiennent mutuellement. Toutes les personnes qui y ouvrent un compte deviennent membre de la coopérative et ont donc leur mot à dire sur les décisions et orientations prises par la banque indépendamment du volume de leur dépôt. Dans ce système, l’emprunteur ne paie pas d’intérêts pour le crédit qui lui est consenti et ses dépôts ne sont pas rémunérés. Il doit en revanche s’acquitter de points d’épargne correspondant au montant du crédit. Le système mis en place par la JAK-Bank est durable car il n’implique aucune croissance exponentielle. Depuis trente ans que j’étudie le problème des intérêts, je n’ai jamais trouvé une réponse plus féconde que celle proposée par la JAK-Bank.

 

Qu’en est-il des leçons de l’histoire ? N’existent-ils pas des pratiques anciennes dont nous pourrions, aujourd’hui, nous inspirer.

Bon nombre des grands dirigeants religieux, juifs, musulmans ou chrétiens, ont compris le problème posé par les intérêts composés et proposé des voies pour y échapper. La loi islamique interdit par exemple de se livrer à la spéculation et à l’usure. Dans ces pays, les gens ne paient pas d'intérêts lorsqu’ils souscrivent un prêt. Les banques et les individus prêteurs deviennent actionnaires des projets qu’ils cofinancent et jouissent des bénéfices éventuels. Au cours de l’histoire, les Juifs ont résolu le problème des intérêts composés en instituant une année jubilaire. Tous les sept ans, lors de cette année jubilaire, toutes les dettes étaient effacées.. Entre le XIIe et le XVe siècle en Europe, il y eut aussi un système monétaire appelé « Brakteaten ». Cette monnaie était frappée par des villes, ainsi que par des évêques et souverains. Elle facilitait l'échange des biens et services, et permettait également de percevoir l'impôt. Tous les trois ou quatre ans, les fines pièces d'or et d'argent étaient « rappelées » et frappées à nouveau à deux ou trois reprises, perdant de ce fait 25 % de leur valeur. Tout était fait pour décourager la thésaurisation. Pour éviter que leur monnaie ne se déprécie, les gens investissaient en achetant des meubles, des maisons, des œuvres d'art et tous types d’objets susceptibles de voir s'accroître leur valeur. C'est à cette époque que furent créées certaines des plus belles œuvres de l’histoire de l'art et de l'architecture sacrés et profanes. « Lorsqu’il devient impossible d’accumuler la richesse monétaire, c'est la vraie richesse qui voit le jour, » soulignait Hans R.L. Cohrssen dans un ouvrage écrit en 1933.

 

 

Pour que ces monnaies « durables » prennent leur envol, il faudrait, dites-vous, que l’implication citoyenne soit la plus large possible…

Si nous voulons empêcher de douloureuses révolutions sociales ou un nouveau fascisme monétaire, nous avons besoin que le plus possible de gens s’impliquent et collaborent : les citoyens, les militants des monnaies complémentaires, mais aussi les experts, les banquiers et les hommes politiques. Que des discussions ouvertes s’engagent. Sans un dialogue créatif, nous ne parviendrons pas à résoudre cette crise mondiale. L’industrie de la finance fait tout pour maintenir le statu quo. Des millions d’euros sont dépensés chaque jour à Bruxelles en lobbying pour que rien ne change. Et Washington compte cinq fois plus de lobbyistes financiers que de représentants à la Chambre. Le mouvement des indignés et Occupy Wall Street ont démontré que de plus en plus de gens refusaient ce système. J’observe que ce mouvement mondial de la jeunesse, ce mouvement démocratique issu da la base a fait du thème de l’argent l’un de leurs sujets de revendication majeur.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

 

Lire :

« Le poison des intérêts. Sortons d’une imposture ruineuse ». Par Margrit Kennedy. (Editions Yves Michel 2013)

 

Consulter les sites internet de Magrit Kennedy :

www.margritkennedy.de

www.monneta.org

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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