Un cours__BrockwoodIl faut d’abord et avant tout parvenir à se défaire de la peur.

 

« La vérité est un pays sans chemin », aime t-il souligner citant Krishnamurti. Bill Taylor a dirigé l’école de 1997 au printemps 2013. Il est désormais en charge du développement de Brockwood Park. Il évoque dans l’entretien qu’il nous a accordé son cheminement personnel et sa découverte des enseignements de Krishnamurti. A la tête de l’école, il a cherché à maintenir vivant l’esprit et les principes éducatifs insufflés par le grand maître spirituel. Quelles graines faut-il planter pour que l’éducation conduise les élèves à devenir des adultes responsables et des êtres humains épanouis, bons et intègres, capables d’affronter leurs peurs, de penser par eux-mêmes, de coopérer avec leurs semblables et de contribuer à la naissance d’une société plus harmonieuse ?

 

« Sans amour, vous aurez beau faire -courir après tous les dieux de la terre, prendre part à toutes les activités sociales, tenter de remédier à la pauvreté, entrer en politique, écrire des livres, écrire des poèmes - vous ne serez qu'un être mort. Sans amour, vos problèmes iront croissant et se multipliant à l'infini, mais avec l'amour, quoique vous fassiez, il n'y a plus de risque, il n'y a plus de conflit. »Krishnamurti.

 

Comment avez-vous découvert la parole et les écrits de Krishnamurti?

Je viens de Nouvelle-Zélande. J’y suis né et j’y ai grandi. Il y a cinquante ans, c’était un pays très isolé. J’avais envie de voyager. J’étais aussi à la recherche de réponses. Je suis parti en Thaïlande. Un ami avec lequel je voyageais est mort dans un accident de voiture. Cela a été un choc pour moi. J’ai accompagné par la suite un autre ami qui partait étudier le bouddhisme dans un monastère près de Katmandou. J’y ai passé un mois. J’ai commencé à ce moment là à m’intéresser à la méditation et à une forme d’introspection. Je me posais beaucoup de questions. En voyageant, j’ai compris que la vérité était une chose très relative. J’avais 20 ans, j’étais fasciné par le bouddhisme. Quelqu’un m’a donné un livre de Krishnamurti qui m’a tout de suite interpellé car il y évoquait certaines des questions que je me posais : les conditionnements que nous subissons pendant notre enfance, au contact de notre famille, de nos parents et de notre entourage, mais aussi à l’école.

J’ai ensuite voyagé en Europe où j’ai entendu parler de Brockwood Park School que j’ai tenté de rejoindre une première fois sans succès à l’âge de 21 ans. Quelques années plus tard, j’ai voulu frapper à nouveau à la porte de Brockwood. En route pour la Grande-Bretagne, j’attendais un avion dans un aéroport. Une porte s’est ouverte et Krishnamurti est apparu. Il était dans le même vol que moi à destination de Londres. Cette coïncidence m’a beaucoup influencé. Je suis arrivé à Brockwood et j’ai commencé à y travailler en tant qu’« étudiant mature» selon la terminologie de l’école. Par la suite, après des études universitaires, je suis revenu à Brockwood pour y enseigner. J’y ai rencontré ma femme. J’ai commencé à travailler dans l’administration de l’école avant de devenir son directeur en 1997 jusqu’en 2013.

 

Quelles orientations avez-vous introduites dans l’école en tant que directeur ?

Brockwood a traversé pas mal de défis depuis sa création en 1969. C’est une école très difficile à diriger parce qu’elle est de très petite taille. On a coutume de dire en Grande-Bretagne, qu’il faut au minimum 130 élèves pour créer une école. Ce, afin de recueillir suffisamment d’argent pour rémunérer le personnel et faire tourner l’établissement. Or, nous avons toujours eu des effectifs limités. Du vivant de Krishnamurti, l’école accueillait 60 à 65 élèves Il voulait que l’école soit très internationale et que les étudiants soient en résidence, de façon à ce que les élèves et les enseignants vivent ensemble. Etudier dans une école où les élèves viennent du monde entier est une bonne manière de prendre conscience de ses conditionnements. Après la disparition de Krishnamurti, l’école a connu une période de crise. Nombre d’enseignants et de cadres, en désaccord avec le management de l’école, sont alors partis. Aussi longtemps que Krishnamurti a vécu, sa seule présence suffisait à encourager les inscriptions d’élèves. Par la suite, celles ci sont devenues moins nombreuses. En 2000, nous n’avions que 45 étudiants. Les administrateurs de Brockwood nous ont dit : « vous avez six mois pour changer les choses, sinon, il va nous falloir fermer l’école. »

Nous avons fait le point et opéré ensemble un certain nombre de changements. Nous avons eu recours à un consultant extérieur pour lequel il fallait impérativement que nous accueillions au minimum 120 élèves. Nous avons réalisé en interne notre propre audit et décidé de recruter une personne qui s’occuperait à plein temps du recrutement des élèves. Nous avons décidé aussi d’être plus sélectifs en n’acceptant plus les élèves difficiles qui perturbaient la vie de l’école.

Tout cela nous a permis de repartir sur de meilleures bases et de recréer un noyau dur d’enseignants et de cadres sur lequel s’appuyer. Les effectifs ont recommencé à augmenter. Nous accueillons aujourd’hui 72 élèves. Nous avons fait construire de nouveaux bâtiments qui vont nous permettre d’héberger dans l’avenir jusqu’à 80 jeunes. Ceci étant, la décision revient en dernier ressort aux trustees, aux co-principaux et au personnel de l’école.

En tant que directeur, je voulais être sûr que la philosophie et les principes éducatifs de Krisnamurti s’incarnaient dans la vie de l’école et qu’ils restaient bien vivants. C’est ainsi que nous avons mis sur pied un enseignement dédié à Krishnamurti baptisé la « K. class ». Jusqu’à sa disparition en 1986, Krishnamurti arrivait à Brockwood au mois de mai et y demeurait jusqu’en septembre. Pendant l’été, il se rendait en Suisse pour donner des conférences. Il apportait une énergie particulière. Il était comme un ouragan. Il était tellement « intense », exigeant et stimulant, que tout se trouvait bousculé. Après 1986, a été introduit le « K. time », une séquence d’une heure et demie une fois par semaine pendant laquelle les élèves visionnaient des vidéos de Krishnamurti. La plupart des élèves n’appréciaient pas trop. Ils appréhendaient ces séquences comme une forme d’endoctrinement. Nous avons alors introduit un « temps de questionnement » à la place de l’étude hebdomadaire des écrits et vidéos de Krishnamurti. Les élèves pouvaient y évoquer des sujets très concrets : la violence, la consommation de tabac ou de drogue, ou le désir et la sexualité. Pendant une heure trente, toute l’école était réunie pour réfléchit et échanger sur ces sujets. Parfois nous nous réunissions en petits groupes. Cela fonctionne toujours aujourd’hui.

Quelques années plus tard, des élèves nous ont sollicités pour réintroduire des enseignements évoquant la pensée de Krishnamurti. Au départ, nous avons créé un module qui ne fonctionnait qu’avec des élèves volontaires, généralement 6 ou 7. Lors de ces « K. class », nous partons d’un extrait de livre de Krishnamurti pour démarrer une conversation. Chacun lit un paragraphe, et après nous discutons ensemble. Les jeunes sont très demandeurs de ce type de cours. On évoque des sujets aussi divers que la jalousie, la peur, la colère. Nous ne donnons pas de leçon aux élèves, ne leur disons pas ce qu’ils ont à faire. Nous ne sommes pas du tout moralisateurs. Par la suite, nous avons décidé de rendre ce cours obligatoire, par petits groupes ne dépassant jamais dix personnes. J’observe que des changements intérieurs s’opèrent chez ces jeunes. Ils deviennent plus réfléchis, plus conscients et matures et développent une forme d’introspection.

Un élève, issu d’une école conventionnelle, a l’habitude d’être noté, de recevoir des encouragements et des punitions, de travailler sous une forme de pression. En arrivant à Brockwood, cette pression disparaît. Certains élèves se trouvent alors décontenancés. Il peut arriver, au départ, qu’ils ne veuillent plus rien faire. La première année, il faut qu’ils se libèrent d’un certain nombre de conditionnements. Si vous n’êtes plus poussé, menacé ou encouragé, pourquoi travailler ? Comment naît la motivation ? C’est de l’élève que tout doit venir. Ici, à Brockwood, nous invitons les jeunes à prendre leurs responsabilités. Nous les aidons à découvrir ce qu’ils aiment faire, même si cela implique de prendre des risques, de ne pas forcément être reconnu ou gratifié par les autres ou le monde extérieur. Il s’agit de donner à ces jeunes l’opportunité d’essayer, d’expérimenter un certain nombre de pistes, en puisant l’énergie en eux.

 

Un des objectifs que s’est fixé Brockwood (et de façon générale toutes les autres écoles créées par Krishnamurti) est de tenter de cultiver, d’épanouir la totalité de l’être. Comment y parvenez-vous ?

Nous essayons de créer une culture où chaque chose à son importance, où tout élément a une signification. Les exercices de mathématiques ont ici autant d’importance que le sport, l’art, les repas ou les tâches domestiques collectives.

Nous nous efforçons de ménager du temps pour chacune de ces activités. Brockwood n’est pas une école où l’on vise la performance scolaire ou économique à tout prix.

Pour contribuer à épanouir tout l’être, il faut que chaque élève ait le loisir de passer du temps dehors, de faire du sport, de peindre, de sculpter ou de jouer de la musique, mais aussi d’être conscient de ce que c’est que de contribuer aux tâches ménagères. Nous essayons de mettre sur pieds des programmes qui reflètent tout ceci.

Et nous cherchons à traduire ces exigences également dans nos relations avec les élèves. Très souvent, dans les écoles conventionnelles, les enseignants ont le sentiment d’être supérieurs à leurs élèves. « Je vais vous dire ce qu’il faut faire, vous allez m’écouter et obéir.». A Brockwood, cela se passe de façon très différente. Les élèves et le personnel de l’école vivent ensemble une bonne partie de l’année. Nous formons une sorte de famille. Il s’agit d’établir une relation entre des êtres humains. Quand nous nous réunissons pour discuter et réfléchir ensemble, parler de colère, de jalousie, de solitude ou de peur, nous nous trouvons, adultes et jeunes, exactement sur le même plan. Krishnamurti nous a appelé, dans ses conférences, à descendre de notre piédestal. Les enseignants et le personnel « d’encadrement » qui vivent ici estiment être au même niveau que les élèves, même s’ils doivent parfois faire preuve d’autorité pour poser des limites ou prévenir un danger.

 

Comment aidez-vous les élèves à découvrir leurs propres talents, leur potentiel ?

Il faut d’abord et avant tout parvenir à se défaire de la peur. C’est ici que les questions de culture et de conditionnement interviennent. Qu’est ce qui est le plus important ? Dans les établissements scolaires haut de gamme privilégiant la performance, réussir c’est avant tout recueillir les meilleures notes d’un point de vu académique. Les élèves doivent absolument terminer dans les meilleurs de leur classe pour intégrer la meilleure université et décrocher un métier de premier plan. Immanquablement, la peur de l’échec se manifeste. Il me semble qu’il est important de créer un climat au sein de l’école où les examens aient une certaine place mais que celle-ci ne soit pas prédominante. Que ce ne soit pas la fin du monde si vous échouez à des examens. Il y a d’autres choses dans la vie qui peuvent être aussi importantes pour l’élève, comme passer du temps à jardiner par exemple. C’est à chaque jeune, avec notre complicité, d’essayer de découvrir ce qu’il aime faire, ce qui le passionne. Si nous parvenons à déceler cette aspiration, qu’advient-il ? Il est possible que le jeune choisisse une autre option que d’intégrer une université prestigieuse. Et alors ?

Krisnamurti évoquait souvent dans ses enseignements la nature destructive de l’ambition. Il a montré que celle-ci s’accompagne toujours d’une forme de comparaison avec les autres, de compétition et donc de peur. Il s’agit toujours de défendre son intérêt personnel. Il faut que je devienne « quelqu’un». Un beau jour, j’ai vu une jeune élève, originaire d’Irlande, arriver à Brockwood. Elle voulait devenir médecin. Elle était très déterminée, très ambitieuse. Pendant un certain, tout allait très bien. Elle a commencé ensuite à se poser des questions. « Est-ce vraiment ce que je veux faire ? Je ne suis pas sûre ». Elle a finalement complètement changé de projet. Elle dirige aujourd’hui avec succès une société de casting travaillant pour le cinéma.

 

Parvenez-vous à « décourager » la compétition et la comparaison entre les élèves ?

Nous comparons tous, c’est dans notre mode de fonctionnement habituel, comme le sont aussi la violence et la peur. Il s’agit de créer une culture qui ne favorise pas ces tendances. Dans les classes, nous n’encourageons pas la comparaison entre les individus, nous ne donnons pas de notes, et ne remettons pas de prix. Il ne s’agit pas d’ignorer, ou de tuer dans l’œuf ces impulsions mais plutôt de les regarder pour ce qu’elles sont. Elles traduisent toutes une part de notre vérité. Nous sommes tous pleins de contradictions, de conflits intérieurs, de tiraillements. Sommes-nous encouragés à en prendre conscience, à observer ces tiraillements et à apprendre à partir d’eux ? Qu’arrive t-il si cette prise de conscience se fait ? Comment allons-nous apprendre ensemble à partir de cela ? Allons-nous être actifs ou réactifs ? Nous ne cherchons pas, à Brockwood, à transformer les élèves en petits Krishnamurti. Nous créons un environnement dans lequel tout peut être exploré librement et de façon ouverte. Les élèves peuvent très bien accepter nos propositions ou les rejeter.

 

Comment introduisez-vous les enseignements de Krishnamurti exprimés dans son livre « Se libérer du connu » au sein des programmes de l’école ?

Je suis arrivé à Brockwood avant tout parce que j’étais fasciné par les idées exprimées dans cet ouvrage. Interrogé sur ce que son école pouvait faire dans ce domaine, Krishnamurti a répondu qu’elle pouvait juste montrer du doigt, mettre en avant quelques principes. Le connu, c’est mon histoire, mon passé, tout ce qui m’est arrivé au cours de ma vie. Et celui-ci risque, si je ne n’y prends garde, de me couper des autres, d’entraîner une forme de repli sur moi-même Il s’agit de tenter de créer une structure où tout est ouvert, tout peut être examiné librement. Krishnamurti pointait du doigt les divisions et les conflits qui naissent d’une fragmentation des individus.

 

Vous avez introduit des cours d’écologie. Quand ont-ils été mis en place ?

Le cours « Prends soin de la terre » (« Care for the Earth » en anglais) existe depuis une quinzaine d’années. Mais, il y a toujours eu à Brockwood des activités en pleine nature. C’est un des traits, une des singularités des écoles de Krishnamurti. Celui-ci insistait pour que ses écoles soient toutes situées dans des lieux naturels empreints de beauté. Nous vivons dans un monde essentiellement créé par la pensée, par nos propres pensées. Il est très important que l’enfant ait une relation avec la nature, soit en contact avec des éléments qui n’aient pas été créés par l’homme.

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

 

Brockwood Park cherche contributeurs

A Brockwood, les frais de scolarité annuels sont très élevés. Ils s’élèvent à plus de 18 000 livres sterling (plus de 21 000 euros). Un tiers des étudiants reçoit néanmoins une forme d’assistance financière mise en place par l’école qui se charge elle-même de lever de l’argent pour financer des bourses. « Il est très rare, en revanche, que nous accordions une bourse totale, souligne Bill Taylor, ancien directeur de l’école, désormais directeur du développement de Brockwood Park. En termes de frais de scolarité, nous nous situons parmi les écoles privées les moins onéreuses du Royaume-Uni. Dans nombre d’établissements, ceux-ci dépassent souvent les 30 000 livres sterling.» L’école parvient à ne pas trop grever ses finances en versant aux 35 personnes qui travaillent pour elle et pour le centre Krishnamurti, des salaires identiques d’un montant très modeste. Malgré tout, l’école fait face régulièrement à des difficultés financières. «Nous avons lancé, cet automne, une campagne d’affichage dans le métro londonien et créé un site internet où les gens peuvent retrouver les citations de Krishnamurti vues sur les murs des stations », explique Bill Taylor. Ce dernier cherche à mieux faire connaître Brockwood Park et à lever des fonds pour équilibrer les finances du Centre Krishnamurti dont les frais d’entretien sont élevés. « Nous voudrions avoir plus de donateurs, et de nombreux petits contributeurs, si possible. Nous ne pouvons pas gérer un tel lieu sans donations. « La vérité est un pays sans chemin », disait Krishnamurti. C’est comme semer une petite graine. Les choses avancent, peu à peu, en silence, » conclut-il.

 

Brockwood Park Development

Brockwood park, Brandean,

Hampshire SO 24 OLQ Grande-Bretagne

www.friendsofbrockwoodpark.org.uk

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Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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