«·Une fraternité de la nuit se réveille qui agrège tous les fronts de résistance·»
Réquisitoire sans appel contre le capitalisme financier globalisé et sur les violences qu’il suscite dans les pays du Sud, «·La haine de l’Occident·» est le dernier tome d’une trilogie entamée par Jean Ziegler en 2002.
Dans «·Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leurs résistent·», le rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation (2001-2008) dénonçait «·les nouvelles féodalités·» que constituent, à ses yeux, les sociétés multinationales privées de l’industrie, de la banque, du commerce et des services qui organisent sciemment la rareté pour maximiser leurs profits et mènent une guerre économique permanente qui détruit les plus faibles. «·L’empire de la Honte·» (2005) s’intéressait à deux des armes -la dette et la faim- utilisées par ces firmes transnationales pour mettre en coupe réglée les peuples de l’hémisphère Sud. Cette violence économique, qui ne fait que prolonger, selon l’auteur, cinq siècles de domination antérieurs nés avec les conquêtes coloniales, poursuivis par la mise en esclavage des populations noires d’Afrique puis le colonialisme, suscite aujourd’hui une très forte hostilité, une «·haine de l’Occident·» qui paralyse l’action de la Communauté internationale. ·Pour désarmer cette haine et réamorcer le dialogue,
Jean Ziegler, aujourd’hui ·membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, invite l’Occident à se départir de son arrogance et de son double langage et à entendre les revendications de repentance, de justice et de réparation qui émanent des pays du Sud. A entendre cette «·mémoire blessée·» qui resurgit aujourd’hui après un long silence.
«·L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ». Emmanuel Kant.
Cette haine de l’Occident que vous évoquez n’a-t-elle pas encore été exacerbée par la crise systémique que nous traversons·?
«·Quand les riches maigrissent, les pauvres meurent·», disait Alphonse Allais. Il ne faut certes pas minimiser la souffrance des peuples d’Occident frappés par la crise. Aux Etats-Unis, 10 000 familles sont expulsées chaque jour de leur logement depuis le mois d’août. Des fonds de retraite se sont évaporés par milliers. L’Europe est frappée elle aussi par une montée du chômage et une précarisation du travail. Mais les conséquences de cette crise sur les pays du Sud sont, elles, totalement dramatiques. Des centaines de projets de développement, de financements d’infrastructures ont été gelés, dans la plus grande discrétion, par les pays industrialisés et beaucoup d’autres complètement annulés.
En matière d’aide humanitaire, l’exemple de la situation actuelle du Darfour est tout à fait symptomatique. Les Nations Unies ont la charge, au Darfour, de 2,2 millions de personnes déplacées qui ont été réparties dans 17 camps. Le programme alimentaire mondial (P.A.M.) chargé de l’approvisionnement de ces camps en eau, nourriture et médicaments fonctionne avec des contributions volontaires. Le PAM s’est vu rogner dernièrement près de 40 % de ses fonds par plusieurs pays dont la France et la Grande Bretagne. Ainsi, à Myala, le plus grand de ces camps au Darfour, le PAM distribue depuis le mois de septembre des rations journalières de 1500 calories individuelles adultes par jour, soit 700 calories en-dessous du minimum vital fixé par l’Organisation mondiale de la santé (O.M.S).
Dans un camp régi par la Convention de 1951 sur les réfugiés et les personnes déplacées sur lequel flotte le drapeau des Nations-Unies qui en ont la charge, l’ONU doit, du fait de la carence des donateurs occidentaux, organiser la sous-alimentation de ces populations et l’agonie de nombre d’entre eux. C’est effrayant.
Le 12 octobre dernier, les 15 pays de la zone Euro, se sont réunis à l’Elysée sous la présidence conjointe d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy. Ce dernier a rendu public, à l’heure du journal télévisé du soir, la décision de débloquer une somme de 1700 milliards d’euros pour faciliter le crédit interbancaire et augmenter le plancher de l’autofinancement des banques de 3 à 5 %. Au même moment, les 15 pays de la zone Euro effectuaient des coupes sombres dans leurs budgets -aides à l’infrastructure et aide humanitaire d’urgence- destinés aux pays du Sud.
De telles décisions ne font qu’accroître la haine des pays du Sud et creuser encore plus profondément l’abîme entre l’Occident et les pays pauvres.
Cette crise a eu en même temps le grand mérite de faire tomber les masques du néolibéralisme. De mettre à bas ce dogme selon lequel il suffit de privatiser, de déréguler et de laisser agir «·la main invisible du marché·» pour résoudre toutes les misères du monde. Les masques sont tombés en même temps que les prédateurs comme Bernard Madoff qui ont créé cette dictature mondiale du capital financier globalisé, cet ordre cannibale, meurtrier et absurde qui gouverne le monde. Car cet ordre tue·: toutes les 5 secondes meurt de faim un enfant de moins de dix ans, chaque jour dans le monde 100·000 personnes meurent de faim ou de ses suites immédiates, 923 millions de personnes (presque 1/6e de la planète) sont gravement et en permanence sous-alimentées. La pollution de l’eau affecte 2,2 milliards de personnes sans omettre de parler des épidémies et de la désertification des sols. Cet ordre est meurtrier. Il tue de façon aveugle et absurde. Nous aurions pourtant, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les moyens d’assurer les besoins élémentaires -en alimentation et en eau- de tous les hommes de la planète. Laisser, en ce début de XXIe siècle, un enfant mourir de faim, c’est commettre un assassinat.
La France est une très ancienne et très vivante démocratie, l’information circule, les droits fondamentaux sont assurés. Quand les gens souffrent et sont dans l’angoisse comme en cette période crise, ils commencent à réfléchir jusqu’au bout. Un nouveau contrat social planétaire va naître de cette crise qui constitue une remise en question radicale du système.
Une autre grave crise humanitaire, celle qui résulte de l’attaque de la bande de Gaza par l’armée israélienne, ne risque-t-elle pas, elle aussi, d’accroître cette haine à l’égard de l’Occident et de ses «·alliés·»?
A Gaza, on a enfermé 1,5 million de personnes dans un ghetto de 365 km2 avant de les massacrer sous prétexte qu’ils sont des terroristes ou des complices de terroristes. C’est un véritable carnage. On ne compte plus, outre les plus de 1300 personnes décédées à ce jour à la mi-janvier, les milliers de gens amputés ou paraplégiques, les enfants brûlés ou aveugles. Tout cela pour rétablir, comme le disent les Israéliens, leur pouvoir de dissuasion. Le gouvernement d’Israël veut démontrer qu’il peut être effroyable à l’égard de tout opposant de la région. C’est une punition collective de tout un peuple en violation totale des droits de l’homme, des conventions de Genève et du droit international. Le 12 janvier s’est tenue, à Genève, une session spéciale du Conseil des droits de l’homme au Palais des Nations-Unies. Cette instance, parmi les plus importantes des Nations-Unies, a rendu une résolution qui condamnait la violation des droits de l’homme par l’armée israélienne. Ils se sont basés sur tout un faisceau de faits·: bombardements presque systématiques des ambulances, des hôpitaux, des écoles et des installations de l’UNRWA (United nations relief and rehabilitation administration). En bombardant ainsi des écoles, des dépôts et des abris des Nations-Unies, le gouvernement d’Israël veut montrer aux Palestiniens que la communauté internationale ne peut pas les protéger. Et en visant les ambulances de la communauté internationales et du Croissant rouge palestinien, ils entendent démontrer qu’aucune convention internationale ne peut s’opposer à la force de feu israélienne. La stratégie israélienne n’est même pas dissimulée. J’ai rencontré au ministère de la Défense israélien à Tel Aviv, il y a quelques années, des généraux qui m’ont dit la phrase suivante·:· «·Après ce que le peuple juif a vécu, tout nous est permis. Notre seule force est l’effroi ». Ils sont déterminés à assurer la sécurité d’Israël par tous les moyens en dépit des lois et des conventions internationales. Or, les enfants brûlés de Gaza ne menacent en rien la sécurité d’Israël.
Le statut de Rome de 1998 qui est aux fondements de la Cour pénale internationale est très précis dans la définition du crime de guerre et du crime contre l’humanité. L’armée israélienne a commis à Gaza de nombreux crimes de guerre tout à fait identifiables comme tels. 51 ONG françaises, conduites par le MRAP et aussi par l’Union juive pour la paix, ont déposé une plainte pour crime de guerre auprès de Luis Moreno-Ocampo, le procureur général de la Cour pénale internationale basée à La Haye.
Le Conseil des droits de l’homme s’est réuni à Genève au Palais des Nations le 12 janvier dernier. Il a adopté une résolution condamnant les crimes de guerre commis par Israël à Gaza. Tous les pays occidentaux qui siègent au conseil ont refusé de voter. Cette réaction illustre le double langage des pays occidentaux. Ce double langage est dévastateur. Il décrédibilise la France, l’Angleterre et l’Allemagne, qui sont des meneurs du groupe occidental, dans toutes les situations dans lesquelles pourrait être revendiqué l’universalité des droits de l’homme. Pourquoi des Etats européens acceptent ils ainsi de couvrir des assassins·? S’agit-il d’une soumission à l’ordre américain·? Ou des derniers soubresauts de leur histoire coloniale·? Régis Debray écrit·: «·Les Européens ont enlevé le casque, en-dessous l’esprit est resté colonial ». Les droits de l’homme n’ont plus lieu d’être.
L’Union européenne n’est pourtant pas dépourvue de moyens d’action·?
Un texte juridique pourrait être particulièrement contraignant. En 1999, la Communauté européenne a établi un accord de libre échange avec Israël. 65 % des exportations d’Israël sont absorbées par les 27 pays de l’Union européenne. L’article 2 de cet accord fait du respect des droits de l’homme par les deux parties la condition de la validité du contrat. Depuis dix ans, les violations des droits de l’homme perpétrées par Israël n’ont cessé·: tortures, exécutions extrajudiciaires, détention de 11·000 prisonniers politiques, expropriations illégales, détournements de cours d’eau. L’Union européenne, en dépit de toutes ces violations, n’a jamais remis en question ce contrat. Si l’on suspendait pendant quinze jours les exportations israéliennes en direction de l’Europe, nul doute que les généraux reviendraient à la raison. La lâcheté de l’Europe est abyssale.
Résoudre le problème de cette haine que nourrissent les peuples du Sud suppose d’aller à la racine du mal. Quelles sont les racines de cette haine de l’Occident·? Ne réside-t-elle pas principalement dans la volonté qu’à l’Occident d’imposer au monde entier son propre modèle de développement en faisant croire qu’il est universel ?
Il ne s’agit pas d’un modèle de développement. C’est une dictature financière. L’année dernière, les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées que Noam Chosky appelle les gigantesques personnes immortelles ont contrôlé 52 % du produit mondial brut, 52 % de toutes les richesses (marchandises, brevets, services, capitaux) produites en une année sur la planète. Edgar Morin a écrit dans son livre «·Vers l’abîme·»·: «·la domination de l’Occident est la pire de l’histoire humaine dans sa durée et son extension planétaire.·»
C’est un ordre cannibale exercé par les blancs qui ne représentent pourtant que 13% de la population du monde. C’est le plus meurtrier des systèmes d’oppression de ces cinq derniers siècles. C’est un ordre qui se situe, pour les peuples du Sud, dans le droit fil des trois systèmes de domination qu’ils ont connus depuis 500 ans·: les conquêtes avec le génocide des Indiens des Amériques, le commerce triangulaire et l’esclavage, et, les horreurs du système colonial. Nous vivons aujourd’hui sous la dictature mondiale du capital financier globalisé. Celui ci tue massivement par la faim à laquelle il condamne des populations entières. Cette dictature crée, au centre du système entre les mains d’une mince oligarchie, une accumulation de pouvoir et de richesse tout à fait démesurées. C’est cet ordre cannibale qui conduit à la haine de l’Occident.
Nous assistons en parallèle, depuis quelques temps, à une résurgence mémorielle, à une irruption, après un long silence, de la mémoire enfouie des peuples anciennement colonisés de l’hémisphère Sud. Cette résurgence est très mystérieuse.
Pourquoi cette mémoire enfouie des pays du Sud se réveille-t-elle aujourd’hui, cinquante ans après la décolonisation et deux siècles après l’abolition de la traite des noirs ?
La théorie d’Elie Wiesel qui analyse ces rythmes mystérieux est peut-être la plus vraisemblable («·Tous les fleuves vont à la mer·». Ier tome). Quand un peuple ou un individu subit une blessure, un choc effroyable comme ceux qu’ont représenté la déportation ou l’esclavagisme, il le refoule au plus profond de lui-même et devient incapable de rationaliser, explique -t-il. Puisque les victimes survivantes de ces crimes ne parlent pas, il n’y a pas de conceptualisation possible pour la deuxième génération. C’est seulement à la troisième, quatrième, voir cinquième génération que cette mémoire enfouie se transforme en conscience et devient une force de riposte, une force d’espoir. Une force de riposte et de demande de réparation dont a témoigné, en septembre 2001, la conférence de Durban (Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, et l’intolérance qui y est associée).
Et une force d’espoir comme le manifeste l’élection par les Boliviens, en 2006, d’un président indien issu de leurs rangs, après avoir été réduits au silence pendant 500 ans. Après 500 ans de souffrances et d’humiliations. Evo Morales, le premier président indien jamais élu en Amérique du Sud, a repris, en six mois, le contrôle des ressources minérales, pétrolières et gazières du pays et affronté les puissances capitalistes les plus féroces. Si Morales venait à être assassiné, plus un Occidental ne pourrait mettre les pieds dans le pays pendant trente ans. Il y a un tel réveil des forces identitaires. C’est tout à fait fascinant.
En Bolivie, Evo Morales tiendrait sa victoire, soutenez-vous, d’une insurrection des consciences et des mémoires ancestrales, plus que de son appareil politique·?
L’insurrection des consciences qui jaillit partout où les consciences sont libérées s’oriente exclusivement en fonction de l’impératif catégorique moral tel qu’il est décrit par Emmanuel Kant. Aujourd’hui, je ne pense pas que les idéologies aient beaucoup d’importance. Il n’y a plus de mouvements sociaux orientés par une saisie idéologique de la réalité. On observe, en revanche, une fraternité de la nuit qui se réveille de façon très mystérieuse. C’est la nouvelle société civile planétaire. Une fraternité qui agrège graduellement tous les fronts de résistance. On attend, à la fin du mois de janvier, plus de 100 000 personnes au prochain Forum social mondial qui se tiendra à Belém au Brésil. Plus de 9·000 mouvements sociaux et syndicaux seront représentés. Karl Marx dit·: «·le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe ». Je crois que cette reconnaissance de l’autre est l’impératif catégorique. L’homme est le seul être vivant qui se reconnaît dans l’autre. Le seul qui possède une conscience d’identité. Un chien qui voit souffrir un autre chien ne sent rien. Kant a écrit «·l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ». Cet impératif catégorique qui est en train de prendre forme dans la société civile va, un jour, renverser cet ordre cannibale du monde. Quand·? Personne ne le sait. C’est le mystère de la liberté libérée dans l’homme.
Que faudrait-il faire pour désarmer cette haine de l’Occident que vous évoquez, la dépasser·? Sans repentance, réparations et compensations financières de la part des Etats occidentaux, pourra-t-on guérir ces «·mémoires blessées·»·?
La repentance, le pardon sont impératifs à titre de préalable. Souvenez-vous. En décembre 2007, Nicolas Sarkozy effectue son premier voyage en Algérie depuis son élection à la présidence de la République. Il vient négocier des accords gaziers et pétroliers, tout à fait normaux entre états. Les délégations françaises et algériennes s’assoient face à face. Avant même que ne commencent les négociations, Abdelaziz Bouteflika, le président algérien, dit·: «D’abord, je veux des excuses pour Sétif·»(1).
Surpris, Nicolas Sarkozy répond·: «·je ne suis pas venu pour la nostalgie ».
Bouteflika réplique : «·la mémoire avant les affaires ». Les négociations n’ont pas eu lieu. C’est un phénomène radicalement nouveau.
La repentance et les réparations sont indispensables. Mais il faut aussi que l’Occident mette fin à son double langage permanent. Exemple·: les Occidentaux ont ratifié le carnage commis, en janvier dernier, par les Israéliens dans le ghetto de Gaza. Lors de la session extraordinaire du Conseil des Droits de l’homme de l’O.N.U. -alors qu’étaient diffusées, à travers le monde, les images d’enfants brûlés, mutilés, amputés- les Occidentaux ont refusé de voter la résolution de condamnation. La prétention universaliste, normative de l’Occident qui accrédite en permanence l’idée qu’humanité et occident ne font qu’un est, aujourd’hui, en miettes.
Il y a une telle rupture qu’il n’y a plus aujourd’hui de société internationale en état de fonctionner.
Ces tensions entre l’Occident et les pays du Sud contribueraient à la paralysie du fonctionnement des institutions internationales et en particulier à celle du fonctionnement des Nations Unies ?
Les Nations Unies ont pour missions essentielles de faire respecter les droits de l’homme et d’assurer la sécurité collective. La collectivité internationale réagit progressivement, par des mesures graduelles, à l’égard de celui qui rompt la charte. La sécurité collective a été liquidée, en 2003, par l’invasion de l’Irak par l’armée américaine contre l’avis du Conseil de sécurité. Les Israéliens se sont opposés, le 14 janvier dernier, à une résolution du Conseil de sécurité demandant la trêve des hostilités et un arrêt immédiat du carnage. Le lendemain, le ghetto de Gaza essuyait les pires attaques de l’armée israélienne -notamment sur l’hôpital Al-Qods- depuis le déclenchement de l’agression. Le mépris total du principe de sécurité collective manifesté par l’Occident et ses mercenaires dont Israël sape complètement la charte des Nations-Unies. Le second pilier de la charte est le respect des droits de l’homme, l’universalité des droits de l’homme, économiques, sociaux, civils, politiques et culturels. Quand la torture est généralisée, quand on bombarde des hôpitaux et des écoles et que l’on organise un blocus qui frappe la population civile, ce deuxième pilier tombe lui aussi en ruine.
Même faillite du côté des buts du Millénaire fixés en septembre 2000 par les 192 chefs d’Etats des Nations Unies.
Ceux-ci ont établi, en 2000, un inventaire des principales tragédies qui affectent la planète au seuil du nouveau millénaire. Les fameux 8 buts du millénaire·: éliminer la faim, les épidémies, la destruction de l’environnement, la pollution de l’eau, etc.· Pratiquement toutes ces tragédies se sont aggravées en l’espace de neuf ans. Il y a une paralysie totale de la Communauté internationale. Il n’y a plus de négociations significatives. Par exemple au sein de la conférence sur le désarmement qui siège à Genève depuis 14 ans. Le blocage est total.
A quand remonte cette paralysie·? A l’année 2001·?
Oui, je crois. Elle s’est exprimée de façon très nette, en septembre 2001, à la Conférence de Durban, la première Conférence mondiale des Nations Unies contre le racisme et toutes les formes de discriminations.
L’exemple de la Révolution française de 1789 peut-il encore servir de modèle aux mouvements populaires, à tous les peuples qui veulent rompre avec ce «·modèle cannibale·» que vous dénoncez ?
Totalement. J’ai repris, à la fin de mon précédent ouvrage, l’Empire de la Honte, une longue citation d’Emmanuel Kant. Pour lui, la Révolution française était l’incarnation concrète des idées des Lumières, un pas décisif vers l’émancipation de l’homme. Il écrivait en 1798·: «·Un tel phénomène dans l’histoire du monde ne s’oubliera jamais, car il a découvert au fond de la nature humaine une possibilité de progrès moral qu’aucun homme n’avait jusqu’à présent soupçonné (...) Cet événement est trop immense, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une trop grande influence sur toutes les parties du monde pour que les peuples, en d’autres circonstances, ne s’en souviennent pas et ne soient pas conduits à en recommencer l’expérience ».
Les principes que les Lumières ont mis au monde, que la Révolution française a institutionnalisé et que la Déclaration des droits de l’homme et la Charte des Nations-Unies ont repris, sont ceux de la civilisation.
Sans le respect de ces normes et celui des droits de l’homme, il n’y a pas de civilisation sur terre. Le capitalisme a liquidé par ses pratiques et son idéologie de maximisation du profit à tout prix, cette conscience des Lumières. Il faut, aujourd’hui, recommencer. Cette révolution à venir ne sera évidemment pas la copie exacte de 1789. Mais les principes de 1789 doivent être renaître, redevenir l’horizon de toute politique.
La victoire en Bolivie du premier président indien d’Amérique latine a-t-elle à vos yeux des chances de faire tâche d’huile, d’aider d’autres pays du Sud à avoir la force de se libérer de ce joug néocolonial ?
Certainement. Tous ces mouvements identitaires de renaissance sont nés de la résurgence mémorielle. Le monde musulman comme le monde andin sont inscrits dans ce processus de réappropriation de leur personnalité culturelle et ethnique. La victoire de Barack Obama est, elle aussi, dû largement à une résurgence mémorielle. Durant pratiquement toute sa campagne, Obama a eu contre lui l’appareil du parti Démocrate. Etant sénateur de fraîche date, il n’avait pas, à son actif, de réalisations politiques notables capables d’asseoir sa candidature. C’est la mobilisation de 8 millions de volontaires -dont beaucoup de minorités afro-américaines et de latinos- qui ont fait campagne sur Internet en son nom qui a fait sa force.
Au sein de tous ces mouvements de renaissance et de riposte sociale qui constituent autant de forces politiques, perce cependant le poison de la déviation. En Bolivie par exemple, Felipe Quispe, le leader du mouvement Pachakutik, encourage l’affirmation d’un indigénisme fanatique. Son message est le suivant·: Pachamama, la déesse mère, dit que seule la «·Raza Cobriza·», la race des hommes à la peau cuivrée –les peuples autochtones des Andes- ont le droit d’habiter ces vallées et cordillères. Et que tous les autres, les créoles et les blancs, doivent partir. S’ils ne le font pas, on les tue.
Au sein du mouvement de renaissance musulmane qui est multiple figurent aussi les Taliban et Al Qaïda. Le mouvement de renaissance identitaire est menacé de l’intérieur par le fanatisme tribal, par la pathologie. C’est pour cela que la mobilisation, la solidarité, le soutien des européens envers les mouvements de renaissance de l’hémisphère Sud comme celui dirigé par Evo Morales en Bolivie sont essentiels. Evo Morales veut en effet construire un état pluriethnique basé sur un contrat social. Il faut les soutenir au lieu de leur opposer l’aveuglement, l’arrogance et le cynisme comme le fait Sarkozy. Sarkozy se rendant à Dakar, en juillet 2007, dit aux Africains·: «·votre problème à vous c’est que vous n’êtes pas entrés dans l’histoire·». Cet aveuglement, cette mémoire arrogante qui font face à une mémoire blessée sont aujourd’hui politiquement dangereux. C’est seulement si l’Europe est solidaire de ces peuples en mouvement que l’on parviendra à vaincre la tentation pathologique. Seule une Europe solidaire avec les peuples du Sud aidera à vaincre la tentation pathologique et donc la rupture définitive avec l’Occident.
(1) Le massacre commis par l’armée française, le 8 mais 1945 contre les manifestants pacifiques réclamant l’autodétermination. Le nombre officiel de victimes (morts et blessés) s’élève à 42·000.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin·:
*La Haine de l’Occident de Jean Ziegler (Albin Michel 2008)
*L’Empire de la honte (Fayard 2005/ Le livre de Poche 2008)
*Les Nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent (Fayard 2002/ Collection Point-Seuil 2007).