Un entretien avec Satish Kumar
Directeur-adjoint des éditions Green books et rédacteur en chef du magazine britannique Résurgence depuis 1973, Satish Kumar milite avec fougue pour l'écologie, une économie locale respectueuse des hommes et de la terre, la justice sociale et les valeurs spirituelles. Adepte d'une vision holistique, il récuse la domination du rationalisme et du scientisme cartésien et le primat de la liberté individuelle qui conduisent, selon lui, le monde à sa perte. Né au Rajasthan en 1936, cet homme libre, disciple de Gandhi et ancien moine de la religion jaïn nous invite à adopter une nouvelle vision du monde, un nouveau paradigme fondé sur l'interdépendance, l'interaction entre tous les êtres vivants. Fondateur en 1982, dans le Devon, d'une école secondaire qui vise à éduquer tout l'être humain, la tête, les mains et le cœur, Satish Kumar défend une éducation holistique qui fait la part belle aux ateliers pratiques et à l'éveil à des valeurs spirituelles.
Quelles sont les personnalités, dont vous avez croisé le chemin, qui ont le plus influencé votre vie ?
Le philosophe et mathématicien Bertrand Russell est sans doute une des personnes qui m’a le plus marquée. Il était octogénaire quand il a mené campagne, dans les années 1950, contre les dangers du nucléaire et pour la paix dans le monde. Il a été arrêté et mis en prison alors qu'il manifestait à Londres contre les armes nucléaires. J'avais alors 25 ans et je vivais encore en Inde. J'étais dans un café à siroter une boisson quand j’ai lu dans un journal un article évoquant l'incarcération de Bertrand Russell. J'ai dit alors à mon ami : « Regarde ! Un homme de 90 ans, Prix Nobel de littérature, vient d'être mis en prison pour avoir manifesté en faveur de la paix. Qu'est ce que nous faisons ici à nous croiser les doigts ? » Bertrand Russell n'était pas une figure spirituelle, plutôt un intellectuel engagé en politique. Son courage et la force de ses engagements émanant d'un homme, âgé de 90 ans au moment de son incarcération, m'ont incité à entrer en action. Nous avons décidé, en 1962, avec mon ami E.P. Menon, d'entreprendre un pèlerinage en faveur de la paix à travers le monde en reliant, à pied, les quatre capitales mondiales du nucléaire : Londres, Washington, Moscou et Paris.
D'autres rencontres ont-elles joué un rôle important dans votre parcours de vie ?
Mon gourou Vinoba Bhave a été une figure sans aucun doute encore plus marquante. C'est lui qui a poursuivi, après la disparition du Mahatma, l'action non violente en faveur d’une réforme agraire entreprise par Gandhi. Il a convaincu des propriétaires terriens de donner un sixième de leurs terres aux pauvres. Pendant cinq ans, j'ai marché à ses côtés à travers l’Inde. Deux millions d'hectares de terres ont ainsi été redistribués. Quand j'ai pris la décision d'entreprendre mon pèlerinage pour la paix et contre le nucléaire, je suis allé lui rendre visite afin d’obtenir son soutien et de recueillir ses conseils. Il m'a vivement encouragé à entreprendre cette marche. « C'est une idée merveilleuse, m’a –t-il dit. Mais, je t'invite à partir sans argent parce que la paix est le fruit de la confiance. Si tu veux vraiment œuvrer pour la paix, tu dois montrer que tu as confiance en toi, que tu fais confiance aux autres, au monde, à l'univers, et à Dieu. La confiance est le chemin vers la paix, la peur est à la racine des guerres. Pour témoigner de cette confiance, pars sans argent ». J'ai suivi ses conseils malgré mes inquiétudes et interrogations. J’ai parcouru le monde pendant deux ans et demi. J’ai marché plus de 12 000 kilomètres et vécu sans argent, en me reposant complètement sur la confiance et sur l'hospitalité que l'on a bien voulu m'accorder tout au long de ce périple.
Quand et comment avez vous découvert pour la première fois la pensée de Gandhi ?
J'ai découvert sa pensée à l'âge de 18 ans. J'étais alors un moine jaïn, une religion qui prône le respect absolu de tout être vivant. J'avais choisi de renoncer au monde, que je regardais comme un lieu de pêché, en vivant dans un ordre monastique. C'est à cette époque que j'ai lu l'autobiographie de Gandhi. Pour le Mahatma, il faut vivre immergé dans le monde et non pas à l'écart de lui. Vivre sa spiritualité, au jour le jour, dans le monde. Transformer tous les aspects de sa vie, de façon à vivre partout de façon spirituelle, chez soi, en cuisinant, en jardinant, au bureau ou en faisant de la politique. La spiritualité ne doit pas être séparée de la vie quotidienne. Vivre de manière spirituelle, ce n'est pas seulement étudier des livres sacrés comme la Bible, le Coran ou la Bhagavad-Gîtâ ou fréquenter les églises, les temples, les synagogues, ou les mosquées. La spiritualité doit être présente là où vous vivez au quotidien.
La lecture des écrits de Gandhi a été une formidable découverte qui m'a amenée à me remettre en question. Je faisais alors tout le contraire de ce que prônait Gandhi. Je vivais dans un monastère en faisant l'aumône pour me nourrir. Je passais tout mon temps à méditer et à étudier les livres sacrés. Tout mon temps était consacré à penser à la spiritualité alors que Gandhi, lui, l'expérimentait, vivait la vérité et la non-violence dans sa vie quotidienne. C'était, à mes yeux, un défi beaucoup plus important que de vivre enfermé dans un monastère. J'ai alors décidé, à l'âge de 18 ans, de quitter le monastère pour rejoindre le mouvement gandhien. Celui ci était à l'époque dirigé par Vinoba Bhave. Ce dernier allait de village en village, de maison en maison, en demandant aux riches propriétaires fonciers de céder une partie de leurs terres aux pauvres. Il constituait un exemple formidable. Après avoir obtenu l'indépendance de l'Inde sous la houlette de Gandhi, en nous appuyant sur la non-violence et des moyens spirituels, nous devions désormais mettre en oeuvre des changements sociaux et des transformations économiques en nous appuyant sur ces méthodes non-violentes. La non-violence prône la compassion, le partage, le don. « Je voudrais, disais Vinoba Bhave, que les riches propriétaires terriens cèdent une partie de leurs terres aux plus pauvres dans un esprit de compassion et non du fait de contraintes d’ordre légales ou par la révolution ». J'ai décidé de rejoindre son mouvement car il mettait la spiritualité en pratique. Au terme de son action, il est parvenu à réunir 4 millions d'hectares de terres cédées par des propriétaires et ensuite redistribuées aux plus pauvres. Vinoba disait : « Si vous donnez de la nourriture aux pauvres, le lendemain ils n'en auront plus. En revanche, si vous leur donnez des terres, ils auront de quoi se nourrir, jour après jour, durant toute leur vie. Vous leur permettez ainsi de devenir des individus autonomes, des êtres humains dignes et fiers. Pour combattre la pauvreté et les problèmes économiques de l'Inde, il faut avant tout, soutenait-il, redistribuer les terres et développer l'artisanat ». Vinoba Bhave a soutenu une économie de petits entrepreneurs individuels. Il a encouragé les Indiens à façonner eux-mêmes leurs vêtements à l’aide de rouets afin de ne pas dépendre des biens importés. Il s'est fait le chantre des principes économiques gandhiens. Pour lui, vivre de façon durable, c’était avant tout vivre de l'agriculture et de l'artisanat en travaillant de ses mains plutôt qu'avec des machines.
Est-ce que les principes économiques gandhiens sont encore pertinents, aujourd'hui, dans notre monde globalisé ?
Cela ne fait aucun doute. Le monde globalisé que vous évoquez repose entièrement sur l'utilisation de ressources fossiles bon marché et sur des transports au long cours. Sans les énergies fossiles, la globalisation ne pourrait perdurer, les importations massives en Occident de biens fabriqués en Chine à bas prix ne pourraient se poursuivre. Toute notre production de masse, nos moyens de transports, notre système de distribution dépendent de cette source d'énergie. Les gisements de pétrole et en gaz ne vont cesser de se raréfier et leur prix de progresser. Nous avons déjà atteint le pic pétrolier. Supposez que cette énergie fossile soit illimitée, si l'on continuait à puiser dans ces réserves, on ne ferait que renforcer le réchauffement climatique. La globalisation crée le réchauffement climatique global. En outre, elle ne repose que sur l'argent. Nous sommes confrontés à des crises de dettes publiques, à des crises financières, monétaires et bancaires car nous nous sommes détournés de nos véritables richesses que sont la terre, les forêts, les rivières, l'habileté manuelle. Nous sommes devenus complètement dépendants de la richesse financière qui est une richesse artificielle. Gandhi prévoyait que la globalisation entraînerait des crises économiques de plus en plus nombreuses et précipiterait l'endettement des nations. Voyez l'endettement économique des Etats-Unis envers la Chine ! Les Américains devraient fabriquer eux-mêmes leurs propres biens, à la main ou avec des outils simples et des technologies intermédiaires. Une économie locale et écologique n'endommage pas la nature et ne pollue pas, à l’opposé de la globalisation qui détruit, elle, le monde et les écosystèmes. Beauté, durabilité et résilience sont les principales qualités de l'économie locale. A long terme, d'un point de vu holistique, l’économie capitaliste est extrêmement inefficace. Si nous détruisons la nature, le genre humain ne s'en sortira pas. Au moment où le monde traverse ces graves crises économiques et financières, le modèle économique gandhien est plus que jamais d'actualité.
Est-ce que les Indiens sont encore réceptifs, aujourd'hui, aux idéaux gandhiens ?
Trois Inde coexistent aujourd'hui. L'Inde de l'establishment d'un côté : c'est l'Inde des affaires, des grosses industries, des grandes banques, du gouvernement. Elle est surtout ancrée dans les grandes villes comme Mombay et New Delhi. C'est l'Inde des centres financiers et de la globalisation. Cette Inde ci est complètement imperméable aux idées gandhiennes. Elle a complètement oubliée l'héritage gandhien.
Il existe une deuxième Inde qui présente un visage tout à fait différent. C'est l'Inde des villages, des mouvements qui prennent naissance sur le terrain, l'Inde des myriades d'initiatives et d'alternatives régénératrices, l'Inde de Vandana Shiva et d'Arundhati Roy. Ces Indiens là créent des fermes biologiques, utilisent l'énergie solaire. Des centaines de milliers de travailleurs œuvrent, au niveau local dans les villages, soignent la terre, et s'adonnent à une agriculture écologique. Cette Inde là est ignorée par les conférences internationales. Les journaux n’en parlent pas. Elle ne figure pas à l'ordre du jour des réunions des Nations Unies. Ces Indiens admirables sont pourtant là sur le terrain, à moins de 100 kilomètres du coeur de grandes métropoles comme Mombay et New Delhi. Ils ont réussi à bâtir une économie locale florissante à partir d’initiatives novatrices.
Il existe une troisième Inde. C'est l'Inde des bidonvilles, des paysans sans terre, des intouchables, des hommes et des femmes exploitées. C'était l'Inde où vivaient et œuvraient Gandhi et Vinoba Bhave.
Il faut mettre fin à la pauvreté et à la mise à l'écart des intouchables. Le système des castes a été aboli sur le papier mais il perdure dans les faits. L'Inde est sur la voie d'une grande transformation. De très nombreux travailleurs gandhiens, de militants écologistes et de membres d'ONG œuvrent pour libérer les intouchables et les pauvres et essayent de les sortir d'affaire. Mais, la presse n'en parle pas.
Pensez-vous que les idées que votre ami Ernst Schumacher défendait en 1973 dans son livre « Small is beautiful » sont susceptibles de connaître un regain d'intérêt ?
La crise économique et financière que nous connaissons aujourd'hui est le produit de la « big économy », du concept « big is better ». La globalisation vénère les très grandes structures.
Ce monde du gigantisme est en train de s'écrouler. Les bourses et les grandes institutions (écoles, hôpitaux, banques, gouvernements) sont en train de s'effriter. Le culte du gigantisme est devenu une part du problème. Et, nous ne pourrons pas résoudre les problèmes que nous avons générés avec le même état d'esprit, les mêmes idées, les mêmes façons de penser qui sont à la racine de nos difficultés. La solution est de privilégier les petites structures : les petites écoles, les petits hôpitaux, les petites banques locales, les petites fermes. La globalisation des idées et des valeurs (compassion, attention aux autres) est une bonne chose car nous sommes tous les membres d'une même communauté terrienne. Mais s'agissant des institutions, de l'économie, des banques, nous devons construire des unités à taille humaine de façon à ce que les individus gèrent leurs affaires communes à une échelle humaine. Les idées d'Ernst Schumacher sont tout à fait en résonance avec celles du Mahatma Gandhi. Schumacher a écrit un autre livre tout aussi passionnant consacré à l'économie bouddhiste. Nous avons besoin de construire une économie qui s'appuie sur des valeurs éthiques et spirituelles. Nous devons sortir de notre addiction à l’égard de l'argent. Une bonne économie devrait prendre soin des ressources naturelles, des communautés humaines, des animaux en les traitants avec compassion. La compassion ne peut pas fonctionner à une échelle gigantesque. Elle ne peut s'épanouir qu'à une échelle humaine. Bâtir une économie éthique et morale à échelle humaine est un impératif pour notre époque.
Quelles sont les causes profondes de la crise systémique que nous traversons ? Le rationalisme et l'esprit cartésien des sociétés occidentales seraient, à vos yeux, en grande partie responsables de la crise écologique contemporaine et du matérialisme ambiant…
Tout à fait. La pensée cartésienne, le « Je pense, donc je suis », est à l'origine du dualisme qui génère la crise. Nous appartenons tous à la communauté terrienne et nous sommes tous interdépendants. Nous ne pouvons pas être définis juste par nos pensées et nos idées. Nous ne sommes pas que des cerveaux mais aussi des êtres de relations. Nous vivons de nos relations. Les crises proviennent du fait que nous nous sommes déconnectés de la nature, déconnectés les uns des autres. Le paradigme cartésien et dualiste nous a conduits à nous déconnecter des autres et de la nature. Il nous a conduits au culte de l'économie et au matérialisme. Il va nous falloir abandonner cette maxime de Descartes pour embrasser une nouvelle vision : nous sommes tous liés, tous reliés et interdépendants. Nous sommes appelés à changer de paradigme. Le nouveau paradigme sera celui de la connexion, de l’interdépendance entre tout ce qui est vivant. De la promotion de valeurs morales et éthiques. Efforçons nous d'entretenir une relation plus spirituelle avec la matière. La matière a un esprit, les arbres ont un esprit, les rivières et les animaux ont une âme. La terre est vivante, elle est intelligente. James Lovelock et la science holistique ont baptisé cette hypothèse Gaïa.
Il n'y a pas de séparation entre l'esprit et la matière, ils sont reliés. Cette pensée holistique, la conscience de notre interdépendance seront essentiels pour bâtir l'avenir. Cette vision du monde est aussi celle de Gandhi, des écologistes et d’Ernst Schumacher.
Est-ce que la conscience de la gravité de la crise écologique et de la nécessité de changer a beaucoup progressé depuis 1973, date à laquelle vous avez pris en charge la rédaction en chef de la revue Résurgence ?
Nous avons connu un immense changement de conscience depuis quarante ans. Quand, au milieu des années 1970, j'ai pris en charge la revue Résurgence, l'écologie, l'intérêt pour les énergies renouvelables, pour l'agriculture biologique et pour la nourriture végétarienne étaient très minoritaires. Aujourd'hui, tout le monde réalise que la globalisation, la construction d'un monde à dominante urbaine gouverné par la mécanisation, la science et l'industrialisation sont à l'origine de la destruction de la nature, du réchauffement climatique, et des graves atteintes portées à la biodiversité et aux grands équilibres. Notre revue Résurgence a été un des instruments de cette prise de conscience. Elle a été crée en 1966. Mais, je n’en ai pris la direction qu'en 1973.
Qu'est ce que la trinité, « Terre, âme et société » que vous appelez de vos vœux ?
La Révolution française est restée dans toutes les mémoires par sa devise « Liberté, égalité et fraternité ». Mais, cette devise ne fait aucun cas de notre relation à la nature, aucun cas de notre dimension spirituelle. Il nous faut inventer une nouvelle trinité pour notre époque. Je propose la suivante : « terre, âme, société ». La terre évoque notre relation avec le monde naturel. Nous sommes nés de la terre et nous appartenons à la communauté des êtres vivants habitant notre planète bleue, communauté qui inclut les animaux et tout le monde naturel. Le deuxième élément de cette trinité est l'âme car nous avons tous besoin de spiritualité. Sans spiritualité, il ne peut y avoir d'égalité, de liberté ni de fraternité. Nous devons prendre soin de l'âme et des valeurs qui sont les siennes : l'amour, la compassion, la générosité, l'amitié, la beauté, le respect de la vie. Quand nous aimons, nous développons notre spiritualité et prenons soin de l'âme et notre relation avec la nature devient harmonieuse. Le troisième volet de cette trinité est la société qui recouvre la devise révolutionnaire française, c'est à dire dire la liberté, l'égalité et la fraternité.
Comment vous définiriez l’amour ? Qu'est ce qu'aimer ?
Aimer signifie respecter l'autre. Accepter l'autre complètement et de façon inconditionnelle sans le juger. Quand vous aimez une personne, vous l'acceptez entièrement, comme elle est, sans la juger. Les êtres se développent et s'épanouissent par la seule force de l'amour qui leur est voué.
Si vous aimez une personne, elle vous aimera et s'épanouira du seul fait de l'amour qu'elle vous donnera en retour. L'amour engendre l'amour; c'est ainsi que l'on se développe mutuellement. L'arbre n’aime-t-il pas sans attente de retour en accordant gratuitement son ombrage, ses fruits et son bois ?
Pourquoi avez-vous décidé de créer votre propre école secondaire la Small school, dans le Devon ?
J'ai fondé la Small school (la Petite école) dans le village d'Hartland en 1982 parce que je pensais que l'éducation britannique -au même titre que l'éducation française- était trop articulée autour de l'acquisition de trois savoirs : lire, écrire et compter. Cela ne suffit pas. Car, dans un tel système, tout se passe uniquement dans la tête. Je voulais en créant cette école secondaire (11-16 ans) témoigner de que pourrait être une éducation holistique. Parler et théoriser ne sont pas suffisants. La pratique est essentielle. Dans notre école, la classe ne se cantonne pas à une salle. Notre enseignement n'est pas enfermé dans un cadre, il est dispensé partout, dans la cuisine, le jardin, le village. Les jeunes cuisinent tous les jours afin de préparer leur repas. Ils apprennent à mijoter des plats, à préparer une vraie nourriture appétissante et saine. Les enfants apprennent aussi à faire la vaisselle. Nous avons un jardin potager derrière l'école. Jour après jour, les enfants observent les graines germer, les jeunes pousses grandir, les légumes et les fruits grossir et s'épanouir. C’est un véritable cours vivant et grandeur nature de biologie. La cuisine et le jardin leurs apprennent aussi les lois de la physique, de la chimie, des mathématiques. Nous devrions scinder notre éducation en deux branches, en deux plages de temps d'égale importance. Cinquante pour cent du temps devrait être consacré à l'acquisition de savoirs académiques (sciences, mathématiques, langues, français etc). Le reste du temps devrait permettre d'acquérir un savoir pratique, viser à cultiver des qualités de cœur et des qualités manuelles : imagination, musique, peinture, poterie, travail du bois, cuisine, jardinage, sorties dans la nature en tentant d'apprendre les leçons de la nature, la symbiotique. La nature doit être notre professeur.
Quel devrait-être le rôle de l'éducation ? Quels sont les principes d'une bonne éducation ?
Une bonne éducation vise à éduquer le cœur, la tête et les mains. On devrait éduquer nos enfants à penser, à comprendre et à apprécier. Le savoir intellectuel est important. Mais, il n'est pas suffisant. Il faut aussi apprendre aux enfants à développer leurs qualités de cœur, leur apprendre à gérer leurs émotions et leurs sentiments, à ressentir et à mieux comprendre les relations humaines, à apprécier la beauté du monde vivant, notre dépendance à son égard et à le respecter. Notre système éducatif a complètement omis le développement des qualités de cœur. L’enseignement repose presque exclusivement sur l'apprentissage de qualités intellectuelles. Une bonne éducation doit aussi tendre à épanouir les talents manuels des individus : apprendre aux enfants à faire pousser des légumes, à cuisiner, à construire une maison, à fabriquer des meubles, à bricoler en utilisant ses mains. La maxime de Descartes, « Je pense, donc je suis » n'est pas suffisante. Il faudrait y ajouter : « J'agis, donc je suis ». L’homme n’est pas juste un consommateur. C’est aussi un être capable de créer, de fabriquer, d'inventer. Il est essentiel de développer l’adresse manuelle des enfants, leurs talents pratiques. Travailler de ses mains est une forme de méditation, une pratique spirituelle. Quand vous travaillez de vos mains, vous entrez dans un processus de transformation, vous vous changez vous-même.
Par quels biais peut-on aborder la spiritualité dans l'éducation ?
La spiritualité, ce sont les qualités de cœur. L'amour, la compassion, la générosité, la contemplation de la beauté sont toutes des qualités développées par la spiritualité. On ne peut pas enseigner la spiritualité, il faut la vivre, faire toucher du doigt ce qu’elle représente par la pratique et par le choix des professeurs qui accompagnent les jeunes. Si vous diffusez, à l'école, des valeurs de service, de respect des autres, d'entraide et de révérence par rapport à la nature, vous éveillez à la spiritualité. Cela ne passe pas par les mots mais par la pratique. Il s'agit d'enseigner par l'exemple.
En tant que disciple Krishnamurti, diriez-vous aussi que les religions ne nous conduisent pas forcément sur la voie de la spiritualité et de la liberté et quelles peuvent constituer un carcan ?
Krishnamurti a fait une distinction entre la spiritualité et les religions organisées et institutionnalisées. Pour lui, la spiritualité doit transcender. Et pour transcender, vous devez aller au-delà des traditions, au-delà du christianisme, de l'hindouisme, du bouddhisme, de tous les « ismes ». La spiritualité libère là où les religions peuvent apparaître comme un carcan, une sorte de prison. Vous risquez de penser que la vérité se trouve exclusivement dans le Coran, la Bible ou la Bhagavad-Gîtâ. Krishnamurti soutient que la vérité ne se trouve pas à l'extérieur mais dans le cœur de chacun. On acquiert des savoirs à l'école dont il faut savoir se libérer. Il ne faut pas rester prisonnier des enseignements des maîtres. Libérez-vous et trouvez vous-même votre propre vérité au fond de votre cœur.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
Lire :
« Tu es donc Je suis. Une déclaration de dépendance ». De Satish Kumar (éditions Belfond 2010).
La revue Résurgence : www.resurgence.org