Entretien avec Pierre Dufour

 

 

Avril brisé est un roman d'Ismail Kadaré paru en 1978 qui fut adapté au cinéma à plusieurs reprises. Il raconte l’histoire de Gjorg, un montagnard albanais qui vient de venger la mort de son jeune frère. Héritier d'une vendetta vieille de soixante dix ans, il dût tuer le meurtrier de celui ci. Assassin, il devient à son tour la proie d’un interminable et mortifère engrenage de vengeance.

Miracle ? En deux ans, de 1990 à 1992, les Albanais du Kosovo sont parvenus à mettre un terme à cette pratique multiséculaire barbare de la vendetta. Cette Grande réconciliation a été l’œuvre de quelques centaines de jeunes et d’intellectuels résolus, conduits par Anton Cetta, un ethnologue convaincu de la puissance de l’amour et du pardon.

« Dans le concept de réconciliation promu par Anton Cetta figurait la volonté de rétablir (en latin : reconciliare) les liens d’affection et d’amitié entre les personnes opposées par la vendetta », souligne Pierre Dufour qui évoque, dans l’entretien qu’il nous a accordé, ce processus exaltant qui contribua à restaurer le moral et le dynamisme de la population albanaise. Ancien officier de l’armée de l’air, Pierre Dufour a quitté celle-ci pour manifester son désaccord vis-à-vis de la dissuasion nucléaire. Acteur de « l’intervention civile de paix » au sein de plusieurs ONG, il a été membre de la mission de vérification du cessez-le-feu au Kosovo mise en place par l’OSCE en 1999. Il parcourt les Balkans depuis 1992.

 

Quelles étaient les origines, les racines de la tradition de vendetta qui sévissait encore au Kosovo au début des années 1990 ?

Cette tradition remonte au XVe siècle, au Kanun de Lekë Dukagjini qui est un ensemble de règles morales et sociales qui régissaient les régions habitées par les Albanais, en Albanie, au Kosovo, en Macédoine et au Monténégro principalement. Un des aspects les plus sombres et les plus rétrogrades de ce code était la tradition de la vendetta.

En 1998 au Kosovo, 1230 familles étaient impliquées dans des meurtres. Les personnes frappées par cette vendetta devaient demeurer cloitrées chez elles pour ne pas risquer de se faire tuer par les responsables des familles adverses. Certaines règles de ce code avaient eu néanmoins le mérite de réguler une société civile demeurée essentiellement rurale où subsistait une organisation de type clanique héritée du Moyen Âge. Des règles étaient nécessaires. Mais, des déviations sont apparues. Notamment celle qui consistait à transmettre la « dette » du sang de génération en génération. Pour que l’honneur soit sauf, les blessures et meurtres devaient être vengés de manière presque perpétuelle.

 

Quelles étaient les conséquences de la vendetta sur la vie sociale et économique du Kosovo et de ses populations ?

Sur une population d’environ 1,8 million d’Albanais, plus de 20 000 personnes (soit un homme sur quarante) étaient contraintes de rester à domicile, prisonnières, enfermées dans leurs maisons, leurs « kullas ». Elles se trouvaient ainsi complètement exclues de la vie sociale et économique, ne pouvant pas travailler dans les champs ni dans les entreprises. Du fait de la vendetta, une peur (voir une terreur) permanente régnait dans les familles. Le drame pouvait survenir à tout instant. Cette pratique divisait et affaiblissait toute la société albanaise totalement accaparée par ces luttes claniques.

La vendetta concerne, aujourd’hui encore, l’Albanie du Nord et la région de Skodra notamment où, il y a dix ans encore, plus de 700 familles étaient engluées dans des histoires de vengeances. Les enfants devaient rester terrés à leur domicile pour ne pas risquer leur peau.

 

Qui a initié le processus de la Grande réconciliation au Kosovo ? Quels étaient les moteurs de leur action ?

En 1989, Milosevic prend le pouvoir sur l’ensemble de la Serbie et abolit l’autonomie du Kosovo privant ainsi les Kosovars de nombreuses libertés. C’est cette même année, en contre feu, que s’organisent un grand nombre d’organisations albanaises pour réagir à ces pertes d’autonomie et de libertés. C’est cette année là qu’est créée l’Union des écrivains du Kosovo présidée par Ibrahim Rugova et la Ligue démocratique du Kosovo. En réaction à la force opposée par Belgrade, dès 1988 les mineurs se sont opposés de façon très puissante en organisant une marche de protestation de cinq jours, sur un parcours de 100 km. Le retentissement de leur action était considérable car le complexe de Trepça produisait 70% des revenus de l’industrie minérale de toute la Yougoslavie. Ils ont encouragé ainsi des centaines de milliers de personnes à les imiter et à amplifier le mouvement de contestation non-violent. En février 1989, ils ont entrepris une autre action –une grève de la faim au fond des mines- à l’occasion de laquelle ils ont demandé le début de « la réconciliation du sang », c'est-à-dire un arrêt de la vendetta, conformément à la tradition en vigueur lors des périodes de crises graves. En décembre 1989, un Conseil pour la défense des droits humains et des libertés est créé par Anton Cetta et Adem Demaci, le Mandela des Balkans. Ce communiste jouissant d’un grand rayonnement et d’une certaine popularité avait été emprisonné pendant 28 ans par le pouvoir serbe.

 

Quel rôle a joué Anton Cetta dans ce processus ?

Anton Cetta (1920-1995) était la figure centrale de cette Grande réconciliation. Cet ethnologue, philosophe de formation, était un spécialiste du folklore, des contes et chansons populaires kosovars. Il avait écrit une quinzaine de livres sur ces sujets. Il se déplaçait fréquemment dans toute la région et était extrêmement reconnu et apprécié pour sa sagesse et sa connaissance approfondie des villages. Anton Cetta était aussi un des fondateurs du Conseil pour la défense des droits humains et des libertés et le fondateur de l’association Nënë Terezë, l’association humanitaire mère Térésa, du nom de la célèbre religieuse de Calcutta. Il a été l’un des premiers à nous parler du Kanun quand nous l’avons rencontré en 1993.

 

Qui était Anton Cetta ? Quelles étaient ses croyances religieuses ?

Un ami qui était présent lors de notre mission « d’intervention civile de paix » m’a précisé qu’Anton Cetta faisait partie de la minorité chrétienne du Kosovo. On retrouvait chez lui le respect et l’amour des autres, et l’exigence de vérité qui fondent l’engagement des Chrétiens. C’était fondamental dans le travail qu’il a accompli. Il évoquait souvent la « nécessité du respect, de l’amour et du pardon ».

 

Son action s’est elle inspirée des idées et des actions de Gandhi ?

Pas véritablement. Anton Cetta ne parlait pas de non-violence. Mais il nous avait dit évoquant ces mouvements de réconciliation : « cela correspond à peu près à votre mouvement de non-violence et de bonne compréhension. » Ibrahim Rugova, qui a été l’instigateur de la non-violence au Kosovo, connaissait les bases et les pratiques de celle ci. Pour lui, la non-violence était un choix autant qu’une nécessité. C’était une démarche pragmatique, un moyen de préserver leurs vies face au pouvoir militaire serbe qui exerçait une pression intense et multipliait les actes de répression, un procédé pour être écouté de l’Occident. La non-violence gandhienne n’était pas véritablement pratiquée dans les différentes composantes de la société albanaise.

 

Comment le peuple albanais du Kosovo a-t-il pu en l’espace de deux ans s’affranchir de la tradition multi séculaire de la vendetta ?

C’est le développement accéléré des mouvements de résistance apparus en 1989 qui a permis ce processus de transformation très rapide.

Au début des années 1980, des étudiants progressistes dont Adem Demaci s’étaient retrouvés en prison en raison de leur opposition au pouvoir totalitaire. Là, ils ont rencontré des Albanais impliqués dans des actes de vendetta. La détérioration profonde des esprits de ces hommes, en permanence en proie à la peur et dans l’obligation de tuer pour survivre, les traumatisa. Ils se sont juré de faire, à leur sortie de prison, tout ce qui serait en leur pouvoir pour remédier à cette « tare albanaise ». Ils ont alors fait appel à Anton Cetta qui avait une connaissance profonde du pays pour les aider dans leur tâche. Au total, près de 500 jeunes et intellectuels se sont organisés en petites équipes, autour d’Anton Cetta, pour participer à l’éradication de la vendetta. Tous les Kosovars souffraient du cycle infernal de la vengeance et aspiraient à y mettre fin. Ils ont alors émis l’idée de lancer un grand mouvement de réconciliation. A cette fin, les jeunes se sont rendus auprès des responsables des grandes familles du Kosovo victimes de vendetta. Ils ont préparé les rencontres et amorcé les premières démarches. Puis, les intellectuels se sont déplacés à leur tour pour convaincre les chefs de famille et tous les hommes des clans. A chaque fois, ils commençaient par discuter séparément avec les membres de chacune des familles impliquées leur expliquant qu’à l’orée du XXIe siècle le code du Kanun datant du XVe siècle n’était plus adapté et que cette tradition, dure et inhumaine, n’était plus en phase avec les souhaits du peuple albanais. L’équipe d’Anton Cetta insistait sur la nécessité pour les familles de se montrer grandes, braves et de faire la réconciliation. De cette manière, leur disait-il, vous vous libérerez d’une pierre dans votre cœur. Il s’agissait d’organiser, dans un second temps, une réconciliation devant témoins de façon à ce que les deux familles se pardonnent publiquement, que l’honneur soit sauf. Le doyen de chacune de ces familles disait « je pardonne mon sang », c'est-à-dire « je ne tiendrai plus rigueur à la famille qui a fait couler le sang ». Les réconciliations, qui par la suite ont rassemblé plusieurs familles concernées par la vendetta, étaient accompagnées de programmes culturels, de chansons et de récitations. Des photos prises lors de ces cérémonies montrent la gravité des visages et l’émotion qui se dégageait de ces hommes et de ces femmes qui subissaient ce fléau depuis des générations. Particulièrement lors du fabuleux rendez-vous de Verra e Lukës, près de Deçani, où 500 000 personnes se sont réunies dans ce qui deviendra « la vallée de la réconciliation ». Au dire des participants et d’Anton Cetta, cette journée du 1er mai 1990 fut exaltante, enthousiasmante et euphorisante. Les hommes les plus rudes pleuraient de joie. Ils se sentaient tout à coup libérés de ce terrible fardeau qui pesait sur leurs familles depuis des générations. Une ère nouvelle s’ouvrait pour eux. Ils étaient enfin libres.

 

Le pardon est au cœur du processus…

Absolument. Elle conduit les familles à pardonner « du fond du cœur ». Dans le concept de réconciliation promu par Anton Cetta figurait bien la volonté de rétablir (en latin : reconciliare) les liens d’affection et d’amitié entre les personnes opposées par la vendetta.

 

Cette Grande réconciliation n’avait donc aucune parenté avec le mouvement de non-violence gandhien ?

La non-violence est la recherche d’une attitude de respect, en pensée, en parole et en action envers la vie de tous les êtres humains. Cette adhésion est difficile car elle requiert abnégation, persévérance et courage, surtout si on veut suivre Gandhi quand il affirme que « la non-violence, c’est aussi l’amour parfait qui va jusqu’à vouloir le bien de l’adversaire ».

La Grande réconciliation a permis d’adjoindre à la résistance non-violente les dimensions gandhiennes spirituelles qui sont le respect envers la dignité de toute personne humaine, la recherche de la vérité construite avec l’autre, le contrôle de sa propre vie etc. Anton Cetta explique que, suite à la Grande réconciliation, certains Kosovars sont devenus capables de tout pardonner, y compris les exactions commises par les policiers serbes.

 

Ce processus de réconciliation non-violent semble singulier à une telle échelle au niveau mondial…

Si l’on prend en compte le nombre de personnes impliquées dans le processus, la Grande réconciliation arrive juste après les mouvements menés par Gandhi en Inde et par Nelson Mandela en Afrique du Sud. Le peuple kosovar a pris conscience de l’effet libérateur de la vérité publiquement révélée. Et de l’effet apaisant de ce mouvement profondément respectueux des personnes humaines. Gandhi disait « la vérité à une force inouïe, elle est capable de renverser n’importe quelle dictature, les dictatures la craignent comme la peste et font tout pour la falsifier. »

 

Propos recueillis par Eric Tariant

 

Pour aller plus loin :

 

Lire :

Kosovo, on a marché sur la paix. Un essai de Pierre Dufour (éditions Thélès, 2007)

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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