Entretien avec l’anthropologue David Le Breton
Face au silence, certains éprouvent un sentiment de bonheur tranquille. D'autres s'en effraient et cherchent dans le bruit ou la parole une manière de se défendre de la peur. Anachronique dans notre monde contemporain privilégiant la parole et la vitesse, le silence est un acte de résistance célébrant la disponibilité, l’écoute et le recentrage.
Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, et auteur d’une vingtaine de livres portant sur l’anthropologie du corps et des conduites à risque, David Le Breton a publié, en 1997, Du Silence, un livre qui interroge les usages sociaux et culturels liés au silence. Entretien.
Comment en êtes vous venu à écrire sur le thème du silence ? Comment s’inscrit cette recherche dans votre cheminement d’universitaire et d’anthropologue ?
Je suis un grand silencieux. Depuis mon enfance, j’ai toujours été confronté à la difficulté d’être un « taiseux » dans une société infiniment bavarde dans laquelle la personne qui a une parole plus sobre que les autres est toujours considérée comme un peu suspecte. Suspecte de dissimuler ses opinions, d’attendre pour faire un mauvais coup, d’être hypocrite ou de ne jamais se dévoiler. J’ai si souvent entendu cela que j’ai voulu interroger les figures anthropologiques du silence dans le régime de parole qui est celui de nos sociétés occidentales. Je me suis rendu compte qu’il y avait dans d’autres sociétés humaines que les nôtres des régimes de parole qui pouvaient impliquer énormément de silence. On connaît la sobriété des sociétés amérindiennes qui échangent extrêmement peu, et où une question posée peut trouver une réponse de très longues minutes après. Et d’autres sociétés au contraire comme les nôtres, où les sociétés méditerranéennes par exemple où l’on parle tout le temps. Dans ces sociétés, la parole a davantage une dimension de confirmation de la présence des uns et des autres. Ce n’est pas une parole centrée sur la communication. Elle ne vise pas un échange d’informations. Mais plutôt à témoigner du fait que l’on est bien ensemble. Je fais partie de ceux qui ont toujours eu du mal à s’accommoder de cette espèce de convention où l’on parle pour ne rien dire ou seulement pour confirmer la présence des uns et des autres.
Votre livre a été écrit il y a une quinzaine d’année. L’écririez-vous de la même façon aujourd’hui ?
Il me semble qu’il n’a pas vieilli. La question du bruit était et demeure centrale dans le monde d’aujourd’hui. Plus le temps passe, plus je m’aperçois que nos sociétés sont bruyantes, l’urbanisation ne cesse de dévorer les derniers espaces verts périurbains et les campagnes. Il devient très difficile, quand on aime le calme, de trouver des réserves de silence. On observe, dans le monde entier, la multiplication des faits divers évoquant des gens qui n’hésitent pas à faire usage d’une arme pour faire taire des voisins de quartier jugés excessivement bruyants. Le bruit est une forme de violence, il abime l’intériorité, et expulse de soi ou de chez soi.
Comment expliqueriez-vous l’éminence de la parole dans nos sociétés développées ?
Nous vivons dans des sociétés de communication dans lesquelles le fait de se taire est associé à une forme de carence ou de panne. Le silence est perçu comme une anomalie. On vit dans un monde où la parole mais aussi la musique d’ambiance, qui coule d’un robinet qui serait ouvert en permanence, sont envahissants. Même dans un café ou un restaurant, il est parfois difficile d’échanger un mot tant on est noyé par la musique d’ambiance. Il y a en parallèle un impératif de rester brancher et de rendre des comptes. Nous vivons dans une société de communication où il n’est pas possible de se taire.
Peut-on concevoir une conversation sans silence, sans temps de pause ?
Non bien sûr, même dans des sociétés très bavardes comme les nôtres, il est nécessaire de reprendre son souffle avant parler ou de répondre. Le rituel de la parole dans nos sociétés implique le va et vient et de ne pas couper la parole. On ne peut pas imaginer une parole sans silence. Celle ci est toujours précédée d’un temps de silence intérieur.
Pourquoi le silence fait il souvent peur dans nos sociétés ?
Il fait peur parce qu’il marque une rupture de la communication. Il semble renvoyer un certain nombre de nos contemporains au vide, puisque il faut toujours parler pour exister. Le silence renvoi à l’absence, à l’inconnu, à l’absence de signification. Le silence, c’est l’infini du sens. Tout est possible quand il y a un univers silencieux. J’évoquais dans mon livre des figures du silence très angoissantes. L’apocalypse est précédée d’un long moment de silence. Alors que la parole a immédiatement une fonction de sécurisation. Elle témoigne du fait que le monde continu à ronronner, que la vie se poursuit. La parole entendue vous renvoie à des situations maîtrisables. Face au silence, vous vous trouvez devant un sens en suspension, d’où l’attraction du silence dans toutes les spiritualités, dans tous les monothéismes où la prière silencieuse constitue un moyen de se réunir à Dieu.
La place accordée au silence variant d’une société à l’autre ne traduirait-elle pas des visions du monde très différentes ? Elle n’est pas la même chez les Indiens d’Amérique que chez les Américains moyens des grandes métropoles nord américaines …
Chaque société humaine élabore une certaine ritualité de la parole, fait de temps d’oralité, et de temps de pause plus ou moins longs. Certaines sociétés sont plus attentives que d’autres. Les Américains s’écoutent infiniment plus que nous autres Français. D’où la naissance de malentendus culturels. Des américains peuvent avoir l’impression d’être envahis et de ne pas pouvoir « en placer une » quand ils se retrouvent face à des Français. D’autres sociétés sont encore plus silencieuses que les Wasp américains. C’est le cas des Amérindiens qui ont une réputation de grand silence. D’où les problèmes rencontrés à l’école par ces enfants. Quand un instituteur pose une question à un jeune amérindien, celui-ci a tendance à réfléchir très longtemps. Ce temps de silence est souvent interprété comme une forme d’incapacité, alors que ces enfants sont dans une autre convention de prise de parole. C’est en même temps une culture dans laquelle la parole de l’adulte ou de l’aîné est particulièrement respectée. Des malentendus peuvent surgir quand des américains blancs de classe moyenne posent une question à un amérindien. Par exemple un Apache ou un Athabaskan, un Navajo. Souvent, une tierce-personne intervient car ce dernier met tellement de temps à répondre que cela devient intolérable pour l’entourage. Les manouches sont eux aussi très silencieux. Chez eux, on ne parle pas pour ne rien dire, simplement pour signifier à autrui que l’on existe. Il peut y avoir aussi des tabous chez les manouches, des choses dont on ne parle pas, comme la mort qui demeure enfouie dans le silence.
Qu’en est-il de la conception du monde des Quakers ou des Amish ?
Il y a chez eux le sentiment que la parole est précieuse. Qu’elle nous a été donnée par Dieu. Elle relève du sacré. Dans ces communautés la parole est utilisée avec parcimonie. Trop parler c’est « profaner », c’est à dire rendre profane ce qui devrait être longuement mûri. Se taire ensemble est une forme de la prière lors des liturgies amish, chez les Quakers seule quelques phrases de louanges à Dieu sont parfois prononcées, mais toujours en pensant les mots, avec sobriété.
La dénomination de silencieux, écrivez-vous, n’existerait pas dans les sociétés où la parole est rare et où le silence est tenu pour une vertu première….
Traiter quelqu’un de silencieux ou de bavard est toujours un jugement de valeur. Dans les sociétés méditerranéennes, on parle énormément ; on se régale de la parole. En revanche, le sicilien en balade dans une réserve amérindienne, vous ne manquera pas de se demander pourquoi les gens mettent tant de temps à répondre à ses questions, et il en conclura que ce sont des gens presque muets à force de silence. Mais imaginez le Navajo en Sicile baigné d’un flux ininterrompu de paroles. La dénomination de bavard ou de silencieux est toujours un jugement personnel. C’est la société qui décide quel est le régime de parole, et ce qui fait que l’on va le transgresser par le haut ou par le bas en étant trop silencieux ou trop bavard.
Que pourrait apporter le silence à nos sociétés occidentales gorgées de bruits et de paroles ?
Il pourrait nous apporter énormément. Une partie du succès que remporte la marche à pieds, et j’en parle d’ailleurs beaucoup dans Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur, provient sans aucun doute d’une volonté de retour à la nature et au silence. Il y a aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, des millions de marcheurs passionnés. Ceux-ci, qu’ils évoluent dans les montagnes, les forêts, ou les déserts, sont aussi en quête de silence, de contemplation, d’intériorité. Le silence apparaît alors comme une espèce d’échappée belle, une forme de transcendance, une voie d’accès à un univers sacré qui se détache du profane dans lequel est immergé la vie quotidienne. Nombreux sont nos contemporains qui se rendent un temps dans des temples, des ashrams ou des monastères. La plupart de ces démarches sont fondées sur la recherche d’une forme de silence associée à juste titre à la spiritualité. Nombreux sont aussi les lieux d’enseignement, de transmission dans le monde du zen, des arts martiaux, etc. Si le maitre est souvent économe de sa parole il témoigne d’une forte qualité de présence qui s’impose aux participants. J’établis ainsi dans mon livre une distinction entre le « maître du sens » que j’oppose au « maître de vérité ». Ce dernier nous dit : « il faut faire ceci ou cela faute de quoi vous n’arriverez jamais à rien ». Ce sont là plutôt des directeurs de conscience qui vous imposent une manière de penser et vous demandent de vous y plier. Dans le passé, j’ai été amené à côtoyer des maîtres qui étaient extrêmement silencieux. Leur parole était rare mais d’autant plus puissante. Ce sont eux que j’appelle les maîtres du sens comme celui qu’Eugen Herrigel évoque dans son livre « le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc ». Ce maître Zen ne dit presque jamais rien à Herrigel. C’est l’extrême rareté de sa parole qui fait qu’Herrigel reste toujours en quête, et finit par trouver. Les rares occasions où son maître prend la parole constituent des moments de véritable illumination pour le philosophe allemand. Le maître de sens est celui qui chemine dans le silence, qui accompagne votre rythme et qui, à un moment donné, prononce un mot qui vous touche d’une manière telle que vous vous trouvez transformé.
Les grandes traditions accordent elles toutes une place équivalente au silence ?
Oui, le silence est toujours présent dans les monothéismes, ne serait-ce qu’à travers la mystique chrétienne ou la mystique juive, ou le soufisme dans l’Islam ; on ne peut pas attribuer une parole à Dieu. Chez les mystiques, on trouve d’innombrables formulations autour du silence comme la langue de Dieu, le seul langage qui ne soit pas restrictif. On ne peut pas non plus donner un visage à Dieu car celui doit pouvoir être associé à tous les visages possibles et imaginables, faute de quoi il serait humanisé. De même la divinité implique la totalité du langage et non quelques mots toujours imparfaits.
Le silence est aussi associé à la disparition, à la mort. Mais peut-on faire son deuil de la disparition d’un être cher dans le silence ? La parole n’est elle pas alors aussi curative que le silence ?
Le silence n’est pas le vide. Il recouvre toujours tout un univers de significations. Même quand vous vous retrouvez seuls au moment d’un deuil, vous demeurez en conversation intérieure avec la personne que vous avez perdue. On fait le bilan, on se remémore des souvenirs. Et parfois cette conversation silencieuse continue à accompagner l’existence. Nombre de nos contemporains éprouvent bien entendu la nécessité intérieure de cheminer avec d’autres, d’exprimer leur détresse, de pleurer, de ressentir l’empathie des autres par le biais de la parole. Dans les services de soins palliatifs, silence, parole, geste, regard se conjuguent et dessinent des modalités d’accompagnement d’une force et d’un amour sans égal. Le silence permet d’exprimer complicité, amour, quand on est privé des mots, la gorge trop nouée ou simplement parce que la force manque pour les articuler. Très souvent dans la vie, on éprouve les insuffisances de la parole, et l’on se livre alors à une communication silencieuse. Beaucoup de nos contemporains éprouvent le besoin de témoigner par la parole de leurs manques, ou de leur détresse. Pour d’autres au contraire, le silence s’impose. N’est-il rien de plus dérisoire qu’une parole de condoléance exprimée alors que la personne survivante se trouve murée dans un abîme intérieur ?
Le fait de s’imposer des plages silence dans un monde gorgé de bruits et de paroles ne témoigne t-il pas d’une forme d’entrée en résistance ?
Tout à fait. Le silence comme la marche sont des formes de résistance. La marche est associée à l’univers du silence opposé à celui du bruit de la vie courante. C’est un univers de la lenteur opposé à celui de la vitesse. Un univers de l’écoute opposé à celui de la communication ; un univers de générosité et de gratuité qui s’oppose à l’utilitarisme ambiant marqué par une recherche permanente de rentabilité et d’efficacité. Le silence ne sert à rien. Il relève de l’intériorité et de la spiritualité qui, dans le monde d’aujourd’hui, apparaissent comme le comble de la dérision.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
Lire les livres de David Le Breton publiés aux éditions Métailié, PUF et Autrement, principalement, notamment :
Du Silence (éditions Métailié)
Eclats de voix. Une anthropologie des voix (Métailié)
Marcher, éloge des chemins et de la lenteur (éditions Métailié)
Une brève histoire de l’adolescence (éditions Jean-Claude Behar)