Les progrès scientifiques induits par les nouvelles technologies de l’information et de la communication -dont Internet devenu un véritable phénomène de société- ouvrent des horizons riches de promesses mais aussi lourds de menaces. Celles-ci vont-elles révolutionner nos vies·? Pour le meilleur ou pour le pire·? Tout dépendra de l’usage que choisiront d’en faire les utilisateurs répondent Serge Tisseron , psychiatre et psychanalyste et directeur de recherches à l’Université Paris X et Joël de Rosnay, docteur es sciences, président de Biotics International et conseiller du président du président de la Cité des sciences et de l’industrie.
Les Technologies de l’information et de la communication (T.I.C.), Internet en tête, ne sont elles pas en train de remettre totalement en cause nos modèles traditionnels relationnels et/ou politiques·?
Serge Tisseron. Elles bouleversent d’abord nos relations aux autres. Le lointain devient proche, mais en contrepartie le proche est appelé à devenir lointain. Des études montrent que dans les familles qui utilisent l’Internet à haut débit, les gens communiquent beaucoup plus avec leurs parents et amis éloignés, mais qu’ils échangent moins avec leurs conjoints et leurs enfants. Elles montrent aussi que chacun tend à se créer une ou plusieurs familles virtuelles parallèles à sa famille réelle.
Le bouleversement le plus important n’est pourtant pas relationnel mais anthropologique. Les TIC transforment la façon de nous penser nous même, d’appréhender notre identité, le temps et l’espace. Il est possible sur Internet de faire valoir plusieurs identités en utilisant différents pseudonymes ou en jouant plusieurs héros dans les jeux vidéo. De même, protégé par l’anonymat, on peut proposer successivement, ou même simultanément, diverses facettes de soi à l’appréciation des internautes de façon à savoir laquelle est la mieux acceptée.
C’est ce que j’appelle «·l’extimité·»·: le désir de montrer à sa guise certains aspects de soi, et notamment de son intimité, de façon à les valoriser par le regard d’autrui. Le XXe siècle a vu la conquête de l’intimité, et cette victoire a ouvert la porte aux manifestations du désir d’extimité.
Joël de Rosnay. Le passage d’une économie énergétique de production de masse à une économie de la demande fondée sur l’information va entraîner un véritable changement de civilisation. Nos modèles traditionnels vont être remis en cause·: le travail, l’innovation, les systèmes de rémunération, les règles de l’échange, la création de valeur, jusqu’au rôle et à la structure des familles, la nature de la démocratie, les institutions internationales, et bien sûr, la mondialisation économique et financière avec ses retombées sur la vie des citoyens. Les industriels et les politiques n’ont pas encore vraiment compris à quel point leurs modèles politiques, institutionnels et économiques sont devenus obsolètes. La liberté que je prône pour les «·pronétaires·» (ceux qui sont pour et sur le Net) est une réaction au manque de liberté actuelle face à des groupes puissants. Ceux qui créent, parfois volontairement, la rareté, pour contraindre les consommateurs (passifs) à passer par leurs vecteurs de diffusion ou de distribution, réalisent de ce fait des profits disproportionnés par rapport au nécessaire partage des ressources dans une économie plurielle. L’Internet du futur avec notamment la communication transversale de tous vers tous, les journaux citoyens comme «·AgoraVox·» va induire une révolution complète de nos institutions, signe d’une véritable rupture de civilisation avec le modèle de consommation et de production actuel, dominé par les mass médias et par la collusion entre pouvoirs médiatiques et pouvoirs politiques que nous subissons depuis plus d’un demi-siècle. Nous sommes à l’aube de ce nouveau contre-pouvoir fondé sur l’intelligence connective et les medias de masses.
Ces technologies qui amplifient les moyens d’information favorisent elles la communication humaine, donnent elles du sens à la relation, au lien social·?
S.T. Les nouvelles technologies sont un formidable accélérateur des différences. Entre ceux qui y ont accès et ceux qui en sont privés, c'est-à-dire entre les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux. Mais elles accélèrent aussi les différences entre les utilisateurs selon l’usage qu’ils en font. Si vous avez une vie sociale riche, celle ci peut l’être encore plus avec Internet. Si vous avez peur de la relation et un réseau relationnel pauvre, vous risquez de ne rien gagner à l’utiliser et de vous retirer encore plus du monde de la relation.
JdR. Cette nouvelle technologie que je qualifierais de technologie de la relation qu’est l’Internet risque d’entraîner une perte du contact humain. Plus la société se dématérialise, plus le risque de perte du lien social augmente. La démocratie virtuelle ne peut en aucun cas remplacer la démocratie réelle. La confrontation sociétale, l’écoute des autres dans des situations de proximité physique (quartiers, villages, syndicats, partis, etc) ne sont pas remplaçables par l’électronique, le haut débit, les blogs et les SMS. Je perçois de plus en plus un certain désenchantement vis-à-vis de la technologie, une sorte de «·blues des branchés·». Je pense que le grand luxe, demain, sera sans doute d’être débranchépour éviter tous ces appareils intempestifs, ces e-mail, ces spam et cette nouvelle «·infopollution·». Pour prendre simplement le temps de réfléchir.
Une des grandes questions que posent le développement des TIC et d’Internet n’est elle pas celle de l’éducation, de la formation de façon à faire face et à gérer ce flot continu et ininterrompu d’informations ?
S.T. C’est sûr. L’opposition entre ceux qui ont grandi avec les nouvelles technologies et ceux qui en ont été privées crée de plus en plus de fossés entre les générations. L’éducation et la formation seront donc très importantes à chacun des âges de la vie.
Par ailleurs les nouvelles technologies vont faire de plus en plus l’objet d’une «·éducation inverse·». Les jeunes disposent en effet de plus en plus de connaissances que les parents n’ont pas et que ceux-ci devront accepter d’apprendre de leurs rejetons. Avec la tentation pour ceux-ci d’en faire une monnaie d’échange, voire de marchandage, du genre. «·Je t’installe ton nouveau logiciel si tu m’autorises à sortir ce soir·». Les parents ont besoin d’être aidés dans la compréhension des nouvelles technologies, mais aussi dans ce nouveau régime de négociation qui va dominer la vie familiale, afin de savoir ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas.
JdR. Face à ce déferlement d’informations, le problème auquel chacun risque d’être confronté est «·l’infopollution·». Comment en effet rendre toutes ces informations pertinentes·? Faudra-t-il pratiquer une diététique de l’information pour éviter la boulimie·? Pour appréhender la légitimité ou non des risques, il nous faut les comprendre et les évaluer afin d’exercer notre responsabilité citoyenne. L’éducation moderne doit aborder la transmission des connaissances par la synthèse et non seulement par l’analyse. Il s’agit là d’une vision multidisciplinaire et multifonctionnelle de la connaissance, une intégration des informations dans des savoirs, des savoirs dans des connaissances et des connaissances dans des cultures.
Est-on plus heureux grâce aux TIC et à Internet·?
S.T. Cela se saurait. Le bonheur et le plaisir sont deux choses différentes. Le bonheur est lié à un sentiment de sécurité intérieur. Or les TIC prétendent constamment nous rassurer alors qu’elles creusent sans cesse le sentiment d’insécurité. En fait, elles ne nous assurent jamais la tranquillité car elles excluent le corps. Et plus celui-ci sera exclu, plus l’insécurité s’aggravera. Jusqu’à ce qu’il y ait un retour de balancier.
JdR. Je n’en suis pas certain. La technologie crée souvent un climat anxiogène, d’urgence, de nécessité de maîtrise des outils. Cette lancinante question du bonheur que procureraient les technologies doit être posée dans le cadre d’une réflexion humaniste et citoyenne. Le bonheur est une conception et une construction personnelles. Le bonheur collectif repose, lui, en partie, sur la perception des risques et la capacité à gérer ceux liés à la vie. Or, nous vivons dans des sociétés de «·mise en scène de la peur·». Une mise en scène qui sert des intérêts politiques, médiatiques, juridiques ou industriels.
Lire·:
Virtuel mon amour. Penser, aimer, souffrir à l’ère des nouvelles technologies. Albin Michel (2007).
Son blog hebdomadaire sur http://squiggle.be/tisseron
2020 les scénarios du futur de Joël de Rosnay. Fayard 2007.
Vous pouvez aussi télécharger gratuitement cet ouvrage sur www.scenarios2020.com