«Il est possible de ressusciter l’espérance»
Sociologue et philosophe français, directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin est l’un des penseurs les plus originaux de notre époque. Dans un de ses ouvrages«·Une politique de civilisation·» publié en 1997 récemment réédité,
il proposait des pistes pour sortir d’une crise qu’il qualifiait alors de crise de civilisation. La politique de civilisation vise à remettre l’homme au centre de la politique, à régénérer la vie sociale, la vie politique et la vie individuelle, et à promouvoir le bien vivre au lieu du bien être.
La crise systémique que nous traversons n’est elle pas le résultat de l’échec d’un modèle, celui du développement qui s’est étendu à toute la planète ?
Le développement est commandé par une pensée uniquement fondée sur le calcul. Or, le bonheur, le malheur, la joie ne sont pas calculables. On a appliqué la formule quantitative, technique et économique, du développement à des pays très différents sans tenir compte de leurs spécificités et de leurs richesses culturelles. Nous leur avons imposé un modèle occidental. Celui-ci aboutit à la dégradation des cultures traditionnelles et des anciennes solidarités, au déchaînement de monocultures qui ont engendré d’énormes ghettos humains aux portes des grandes villes d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Certes, il y a eu le développement de classes moyennes disposant des standards de vie occidentaux, mais aussi les mêmes intoxications de civilisation consommationnistes.
Enfin et surtout, ce qu’on appelle le développement, qui est en même temps l’occidentalisation du monde, est un processus technique, scientifique, économique, qui s’est déchaîné sans aucun contrôle: la propagation des armes nucléaires, la dégradation de la biosphère, le déferlement d’une économie non régulée, tout cela dans l’intensification des conflits ethniques, religieux, civilisationnels, conduit à des catastrophes.
Il nous faut changer de Voie, car celle-ci nous a conduit à la crise protéiforme actuelle qui englobe la crise économique, et qui est une crise de l’humanité.
Quand un système ne parvient pas à traiter ses problèmes vitaux -menaces de mort nucléaire, de mort écologique, conflits idéologiques et politiques, retour de la famine- soit il se désintègre, soit il se métamorphose. Nous n’avons pas encore commencé les réformes qui nous conduiraient à la métamorphose.
En quoi la politique de civilisation peut-elle constituer une réponse aux problèmes de tous ordres auxquels est confrontée l’humanité en ce début de XXIe siècle ?
Ces principes sont valables pour tous les territoires occidentalisés. Il s’agit d’abord de réhumaniser les villes et de revitaliser les campagnes qui ont été désertées au profit de l’agriculture et de l’élevage industrialisés dont les vices et les méfaits sont innombrables. Il faut redévelopper l’agriculture fermière, l’agriculture biologique, l’alimentation de proximité autour des villes. Et en même temps redonner vie aux villages qui sont morts. Il faut aussi régénérer la solidarité. Notre civilisation a généré un individualisme qui s’est dégradé en· égocentrisme et la compartimentation de chacun dans un secteur clos, qui ont fait disparaître les solidarités traditionnelles. La politique de civilisation n’est qu’un aspect d’un ensemble plus vaste que j’appellerai une politique de l’humanité. Il s’agit de faire, au niveau de la planète, la symbiose de ce que chaque civilisation peut apporter de meilleur. L’Occident a apporté l’idée de démocratie, l’idée de droits de l’homme, de liberté qui sont des valeurs à universaliser. Il a produit aussi une idéologie de la puissance matérielle ou des biens matériels qui a négligé nos besoins intérieurs, ceux de l’esprit et de l’âme. Il y aurait beaucoup de choses à apprendre des autres civilisations. Dans les médecines traditionnelles chinoises ou indiennes notamment qui possèdent une connaissance des vertus des plantes et des animaux. Pourquoi ne pas s’inspirer des savoirs et sagesses des cultures dites sous développées et essayer de les combiner avec notre propre culture, au lieu de les traiter par le mépris·?
Pour tenter de résoudre les problèmes de l’humanité qui sont des problèmes planétaires ne faudrait-il pas créer une gouvernance planétaire ?
On ne peut pas créer une gouvernance du jour au lendemain. Cela viendrait par étapes. La première étape pourrait être de créer une instance de décision concernant les problèmes de la biosphère. Il faudra, dans un second temps, susciter une structure qui organise la destruction des stocks d’armes nucléaires. Nous n’en sommes aujourd’hui même pas au commencement de ce processus. Si cette prise de conscience ne se développe pas, les catastrophes l’emporteront. Mais rien n’est encore joué…..
Comment expliquer que les résistances qui se multiplient dans la société civile ne parviennent pas à peser suffisamment pour nous faire changer de trajectoire·?
Il n’y a pas seulement les résistances, mais aussi les initiatives et les capacités créatrices. Des milliers d’initiatives locales fleurissent (associations écologiques, résurrection de villages, réseaux de solidarités, etc) qui témoignent d’un puissant vouloir vivre. Mais ces initiatives sont isolées et ne se connaissent pas les unes les autres. Aucune administration, ni parti ne les recense, ni ne leur permet d’échanger leurs expériences. Le changement se nourrira· de la convergence de ces multiples initiatives dispersées ou locales. Celles-ci commenceront à devenir une force politique à partir du moment où émergera la conscience qu’il faut changer de Voie.
Qu’est ce qui vous permet de garder l’espoir aujourd’hui alors que nous semblons nous diriger «·vers l’abîme·», titre d’un de vos derniers livres·?
Deux choses me permettent de garder l’espoir. La première c’est que l’imprévu est souvent survenu dans l’histoire de l’humanité. Prenez la résistance d’Athènes, une toute petite cité, cinq siècles avant notre Ere. La probabilité aurait été qu’elle succombe. Elle a résisté et la démocratie et la philosophie sont nées. En décembre 1941, il était hautement probable que l’Allemagne nazie domine l’Europe pendant des dizaines d’années. Il y a eu un renversement de situation avec la première offensive soviétique en décembre 1941 puis l’entrée en guerre des Etats-Unis. L’imprévu peut arriver et les prises de conscience peuvent s’accélérer, s’amplifier. Le probable n’est jamais sûr. La deuxième source d’espoir tient à l’existence de capacités créatrices qui existent chez tous les individus et dans toutes les sociétés. Ces capacités sont en général endormies· parce que les individus sont domestiqués dans des sociétés ossifiées. A la marge des sociétés, les artistes, les poètes, les musiciens et les inventeurs, conservent ces capacités créatrices. Une crise peut entraîner régressions et désastres, mais aussi éveiller, réveiller la création, l’imagination et l’invention... Il est possible aujourd’hui de ressusciter l’espérance, étant entendu qu’espoir ne signifie jamais certitude.
Lire :
Pour une politique de civilisation (Arléa. 2008)
Terre patrie (Points Seuil 1996)
Vers l’abîme·? (L’Herne 2007)
L’An I de l’ère écologique (Taillandier 2007)
·Edgar Morin, l’indiscipliné, par Emmanuel Lemieux (Seuil. 2009)