Herv Kempf

 

Un entretien avec Hervé Kempf

 

Les contraintes écologiques interdisent que le niveau de vie occidental se généralise à l’échelle du monde. La planète n'aura pas la capacité d'absorber les effets de l'activité humaine si le niveau de vie des pays émergents continue à s'élever au rythme actuel. L’Occident devra accepter de voir baisser son niveau de vie pour ne pas courir le risque d'affrontements violents et de guerres civiles. C'est la thèse développée, dans son dernier livre « Fin de l'Occident, naissance du monde", par Hervé Kempf, journaliste au Monde.

 

A vous lire, sans ses réserves de charbon, les vastes espaces presque vierges de l’Amérique du Nord et l’exploitation des matières premières des pays du Sud, l’Europe, et l’Occident dans son ensemble, n’auraient jamais pu s’imposer au reste du monde et atteindre le niveau de développement qui est le leur…

Ce qu’on appelle l’Occident est une exception historique. C’est une partie du monde ni plus brillante, ni meilleure que les autres, et qui a connu un développement extraordinaire par rapport au reste du monde. Pourquoi l’Europe s’est elle détachée à ce point là, à partir du XVIIe siècle, des autres civilisations ? L’historien américain Kenneth Pomeranz, sur la thèse duquel je m’appuie, soutient que ce n’est pas une supériorité spirituelle, mentale ou « civilisationnelle » qui explique l’envol de l’Europe, mais bien des conditions écologiques particulières. C’est l’Angleterre qui fut le fer de lance de l’exception européenne et occidentale. Elle le fut d’abord en raison de ses importantes réserves de charbon concentrées à proximité des lieux de consommation. Ce qui n’était pas le cas de la Chine qui disposait elle aussi d’importantes quantités de charbon mais éloignées, elles, des bassins économiques. Ces réserves de charbon ont permis d’amorcer le développement industriel de l’Angleterre en desserrant la contrainte énergétique omniprésente pendant toute l’histoire de l’humanité. La Grande-Bretagne et les Occidentaux ont eu la chance de pouvoir utiliser l’espace écologique de l’Amérique du Nord dont n’ont pas pu profiter l’Inde et la Chine. Aux Etats-Unis, les Britanniques ont trouvé des matières premières, du coton notamment, qui leur a permis d’alimenter leurs manufactures. Le monde souffrait, à l’époque, d’un goulet d’étranglement dû au manque d’énergie et de matières premières. L’énergie était encore essentiellement issue du bois qui entrait en concurrence avec l’espace agricole nécessaire pour la production alimentaire. Il en allait de même pour le textile qui dépendait jusqu’alors du lin et de la laine, matières qui entraient elles aussi en concurrence avec les espaces de production agricole. Quand les Britanniques ont pu recourir au coton des Etats-Unis, la contrainte agricole s’est desserrée, et un développement économique important a pu s’enclencher. A partir du moment où l’Occident a disposé de sources d’énergie et de réserves de matières premières importantes, il a pu affirmer sa suprématie et assujettir les autres régions du monde.

 

S’en est suivi une forte croissance économique de l’Occident, et en particulier des Etats-Unis dont s’est inspiré l’économiste Américain Walt Whitman Rostow pour rédiger son best seller Les étapes de la croissance économique. Les thèses de ce livre, écrivez-vous, auraient joué un rôle déterminant dans le processus aveugle de croissance économique que nous connaissons depuis lors ?

Quand, en 1957, Rostow a écrit son livre, les Etats-Unis étaient à l’apogée de leur puissance. Ils vivaient, au début de ces fameuses Trente glorieuses marquées par une forte croissance, dans un climat de confiance extraordinaire, de prospérité, accompagnée d’une forme de bonheur. Son livre Les étapes de la croissance économique, prenant pour exemple la société américaine dans laquelle il vivait, Rostow a ainsi propagé l’idée que tous les pays du monde avaient vocation à suivre le chemin tracé par les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Que tous les pays devaient passer par un certain nombre de phases pour atteindre celle qu’il considérait implicitement comme la phase supérieure : celle que connaissaient les Etats-Unis. Ce livre de vulgarisation économique a eu beaucoup de succès. Sa pensée a imprégné les économistes de l’idée de l’importance essentielle de la croissance, mais aussi de la croyance qu’il existe une série de phases par lesquelles les pays doivent nécessairement passer : l’exode rural, l’industrialisation puis l’expansion des services tertiaires.

Ses thèses posent deux questions essentielles. La question écologique, peu prégnante dans les années 1950-60, est complètement laissée de côté par Rostow. Son analyse est donc devenue erronées en ce début de XXIe siècle où les impacts de l’activité économique humaine sur la biosphère menacent l’équilibre de nos sociétés et l’état de prospérité et de paix dans lequel nous vivons. Rostow a tout autant ignoré la question de la disponibilité des ressources. Il raisonnait dans un contexte d’une énergie peu chère qui était celle des années 1950, qui apparait, aujourd’hui, comme une exception historique.

 

Vous montrez très clairement que les 9 milliards d’individus que nous serons en 2050 sur la planète ne pourront en aucun cas jouir du même niveau de vie que celui des Occidentaux. Et qu’il faut donc que les pays riches acceptent de s’appauvrir, de s’organiser pour réduire leur consommation matérielle et énergétique.

 

C’est en effet le point essentiel autour duquel tourne mon livre. Kenneth Pomeranz a baptisé « grande divergence » l’exception occidentale que nous évoquions précédemment. Elle a conduit à une situation exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité : les membres d’une partie de la communauté humaine ont vécu dans des conditions matérielles très supérieures à celles des autres habitants de la planète, chose que l’on n’avait jamais observée au long de l’histoire de l’humanité. Cette situation est en train de s’effacer progressivement. Nous vivons aujourd’hui un moment historique que j’appelle « la grande convergence ». Nous allons, peu à peu, retrouver la situation antérieure dans laquelle tous les êtres humains vivaient en moyenne avec le même niveau de consommation matérielle et d’empreinte écologique, indépendamment des phénomènes d’inégalités qui existent dans toute société. C’est un mouvement historique très profond lié à l’idée qu’aucune culture n’est supérieure à une autre et qu’il n’y a donc aucune raison que quelques centaines de millions d’hommes vivent mieux que d’autres. Or, compte tenu du mur écologique, la grande convergence ne va pas pouvoir se réaliser au niveau de vie actuel des Occidentaux. La conclusion logique est que le niveau de consommation matérielle des Occidentaux doit et va diminuer. La question est de savoir si nous allons subir ce phénomène historique, qui se vivrait alors dans la souffrance et la violence. Ou si nous allons tout mettre en œuvre pour nous adapter et maîtriser ce processus afin d’établir un équilibre avec les autres sociétés humaines et avec la biosphère.

 

Vous soutenez dans votre ouvrage qu’une des causes historique de la crise que nous traversons depuis 2007 tiendrait au refus d’adaptation de nos « élites ». Qu’entendez-vous par là ?

Nous vivons dans un système où les inégalités économiques et sociales sont très grandes. Dans un système où les classes dirigeantes, qui cumulent les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques, se comportent comme une oligarchie en imposant leurs choix au reste de la société. L’objectif essentiel de ces classes dirigeantes est de maintenir leurs positions dominantes, leurs richesses par rapport au reste de la société. Il y a un refus total de leur part de s’adapter, en particulier dans les pays du Nord, et d’entreprendre cette mutation pour tendre vers un niveau de consommation matérielle et énergétique beaucoup plus faible et une réorientation totale de l’économie.

 

Qu’est ce qui pourrait amener ces oligarchies à accepter de changer à la fois de comportement et de trajectoire ?

Elles ne changeront pas d’elles mêmes. Le changement se produira, me semble-t-il, soit par l’aggravation des tensions, soit du fait des mobilisations populaires. Quelques indices nous permettent de dire qu’une telle vision des choses n’est pas irréaliste. On a pu observer, ces dernières années, une série de mouvements forts et d’ébranlements sociétaux. Ainsi des Printemps arabes, du mouvement de la société chilienne, du Printemps érable au Québec, ou du mouvement des Indignés. On pourrait évoquer aussi les fortes mobilisations, en France en 2010, contre la réforme des retraites, les grandes marches des paysans sans terre en Inde, les mouvements ouvriers au Bengladesh ou encore la vigoureuse opposition, en France, à la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Les sociétés se mettent à bouger, réussissant parfois, comme au Québec, à créer un rapport de force conduisant à un changement de gouvernement. Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, on observe une résistance populaire locale qui parvient, pour l’instant, à mettre en échec la détermination de l’Etat. Il fait peu de doute que les choses changeront davantage par le bas que par le haut. 

 

Si l’on ne réforme pas ces deux piliers essentiels que sont la publicité et les media, la mutation ne risque-t-elle pas de s’avérer difficile ?

 Si la société bouge, elle doit le faire à tous les niveaux, notamment au sein des grands media. Ce sera difficile dans la mesure où il y a une précarisation des journalistes qui tend à les pousser à fléchir plutôt qu’à s’unir pour changer les choses. Il existe néanmoins des moyens de contourner les grands media officiels, notamment par Internet, par exemple ce que nous faisons sur l’écologie avec Reporterre, et par d’autres formes de journaux alternatifs tels WE DEMAIN, Silence ou Alliance pour une Europe des consciences. On constate, de ci de là, qu’il est possible de mettre le système en échec, de façon partielle en tout cas. Pourquoi n’arriverait on pas à convaincre nos députés qu’il faut interdire le grand affichage dans les villes comme cela s’est fait à Sao Paulo ? Il existe d’autres media qui produisent de l’information libre, comme Mediapart ou Rue 89. Le système, on le voit, commence à bouger.

Il importe avant tout, d’amorcer la création de dispositifs, d’institutions et organismes, au sens vivant du terme, qui seront en place, et joueront un rôle régénérateur et stimulant quand le capitalisme aura accentué sa décrue.

 

Vous listez quelques pistes pour cheminer vers cette mutation que vous appelez de vos vœux, dont l’écologisation de l’économie. Comment peut-on écologiser l’économie ?

En posant comme principe absolu que l’activité économique doit être au minimum neutre par rapport à son environnement. Nous sommes totalement, à l’heure actuelle, imprégnés par la logique « croissanciste », qui veut que l’économie doit absolument être en croissance. Cette règle a piloté toutes les politiques économiques depuis 50 à 60 ans. Il faudrait imaginer une autre règle et un autre pilotage. La crise écologique a atteint un tel niveau que, si on la laisse encore s’aggraver, elle aura des conséquences très néfastes et dangereuses sur l’équilibre des sociétés. Il faut absolument empêcher qu’elle ne s’approfondisse. Et ce combat nous amènera à privilégier les activités économiques qui n’affectent pas l’environnement. Il en découlera que les paysans vont redevenir une des couches sociales les plus indispensables et les plus porteuses d’avenir. D’abord pour créer de l’emploi –plusieurs millions d’emplois pourraient ainsi être créés dans ce secteur dans la seule Europe - mais aussi pour nous permettre d’établir de nouveaux rapports avec la nature, en épousant la biodiversité sans la violenter. Il y a ici matière à un développement économique renouvelé.

Il faudrait aussi privilégier la coopération à la compétition, réformer le secteur des transports pour intégrer leur coût écologique, densifier les villes pour limiter les déplacements, sortir du dogme du PIB (produit intérieur brut), et mettre l’accent sur les économies d’énergies qui seront un moteur important de création d’emplois. En fait, il faut substituer le principe de neutralité écologique à celui de la croissance. Dans cette perspective, les transformations culturelles et personnelles seront essentielles. Une fois que l’on a mis le doigt sur d’autres richesses –culturelles, sociales, spirituelles- que les richesses matérielles- un changement culturel global peut s’amorcer.

 

Vous appelez de vos vœux une révolution ou une nouvelle ère biolithique. Qu’est ce que cette nouvelle ère biolithique ?

Celle-ci prend la suite de la Révolution néolithique qui s’est produite il y a 10 à 12 000 ans, durant laquelle les humains étaient passés de la chasse et de la cueillette à l’agriculture. Nous vivons, en ce début du XXIe siècle, un changement d’ère tout aussi important, parce que la question écologique s’impose à l’écologie d’une façon entièrement nouvelle. Le terme « biolithique » est associé à l’idée d’écologiser l’économie, telle que l’on transformera la matière minérale (lithos signifie pierre) dans une logique d’équilibre et d’harmonie avec la vie, avec tout ce qui est vivant. Il s’agit d’épouser les cycles du vivant plutôt que de miser sur les hybridations telles que les OGM.

 

Pour cheminer sur cette voie, il va nous falloir aussi, écrivez-vous, abandonner la recherche permanente de gains de productivité …

C’est un point essentiel. L’idéologie de la croissance repose sur l’idée que, pour développer la richesse matérielle, il faut sans cesse accroître la productivité qui, aux yeux de la majorité des économistes, concerne essentiellement le travail. On prête peu d’attention, en revanche, à la productivité énergétique et à la productivité écologique, c'est-à-dire à l’impact que l’activité productive a sur l’environnement. Il faut raisonner en termes de productivité globale, c’est à dire envisager toutes les dimensions de la productivité, tous les facteurs qui entrent en jeu dans la production, en prenant en compte en priorité l’impact écologique. Prenons pour exemple le secteur agricole. L’agriculture industrielle, basée sur l’utilisation massive d’OGM, de lourds tracteurs, de pesticides et d’engrais, permet de développer la productivité du travail. Mais, parallèlement à cette productivité en apparence très élevée, les productivités écologique et énergétique sont très faibles. Cheminer vers une agriculture bio plus protectrice de l’environnement engendrerait une productivité du travail plus faible, qui permettrait de créer de nombreux emplois dans l’agriculture. Tout en consommant moins d’énergie, et en ayant un impact sur l’environnement et sur la santé beaucoup plus faible.

 

Une certaine pauvreté en énergie fossile de l’Europe, dites vous, pourrait permettre à notre continent de se faire l’éclaireur, de conduire le monde sur la voie d’une forme de modération et de frugalité ?

Je n’emploie pas le terme de pauvreté.

 

Vous écrivez bien, en revanche, que l’avenir appartiendra aux pays économes en énergies fossiles et aux pays qui sauront miser sur les énergies renouvelables ?

Oui, c’est le paradoxe que je propose : la faiblesse fait la force. Le fait que l’Europe soit relativement démunie en énergies fossiles la rend forte, car il va la conduire l’Europe vers une économie de la sobriété, de l’efficacité, et vers une plus grande efficacité énergétique. Nous allons devoir produire plus en consommant moins d’énergie alors que les pays, comme les Etats-Unis, qui disposent encore de réserves d’énergie, sont enclins à continuer à la gaspiller. De tels pays se maintiennent dans une logique de recherche permanente de ressources énergétiques fossiles comme les gaz de schiste ou les sables bitumineux. Ce, à un prix écologique dramatique. Savoir économiser l’énergie sera une des règles essentielles de cette nouvelle biolithique. Et ceux qui sauront les premiers le faire seront mieux adaptés au monde nouveau.

 

Vous évoquez le refoulement de la spiritualité. Est-ce que celui ci n’est pas une des causes majeures de la crise systémique que nous traversons ?

Le cheminement vers une réduction de la consommation matérielle et énergétique suppose une mutation culturelle qui conduira les hommes à s’intéresser davantage aux liens qu’ils noueront entre eux et avec la nature et le monde dans sa splendeur et son étrangeté, qu’aux biens matériels. S’intéresser aux choses de l’esprit suscite de nouvelles interrogations religieuses ou métaphysiques. L’esprit et le cœur se tournent alors vers d’autres centres d’intérêts que la consommation.

 

Propos recueillis par Eric tariant

 

Pour aller plus loin :

Lire :

« Fin de l’Occident, naissance du monde » par Hervé Kempf (Seuil, 2013)

www.reporterre.net : le site auquel participe Hervé Kempf.

 

 


Citation

"L'utopie est un mirage que personne n'a jamais atteint, mais sans lequel aucune caravane ne serait jamais partie."

Proverbe arabe

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