Sortir de la société de consommation
«·La fête est finie·». Le rejet du développement à l’Occidentale, synonyme de gabegie et d’immenses gâchis, se manifeste aujourd’hui plus nettement au Nord comme au Sud. En Amérique latine, en Bolivie et en Equateur notamment, où des dirigeants portés au pouvoir par des mouvements indigènes tentent d’introduire
de nouveaux rapports avec la Terre-mère et reconnaissent la nature comme sujet de droit. Au Nord également, où les thèses de la sobriété heureuse et de la limitation des besoins gagnent peu à peu du terrain. «·C’est un premier pas vers la sortie de l’impérialisme de l’économie·»,souligne Serge Latouche dans son dernier livre intitulé sortir de la société de consommation. Il nous invite à sortir de ce modèle arrivé au fond de l’impasse pour construire une société de sobriété choisie et d’auto-limitation.
La société de consommation serait-elle en passe de s’effondrer ?
C’est la thèse du troisième rapport du Club de Rome passé pratiquement inaperçu lors de sa parution en 2005. On avait essayé de délégitimer le premier rapport du Club de Rome datant de 1973 un peu comme cela s’est fait à l’égard du travail du G.I.E.C. sous prétexte qu’il y avait quelques petites erreurs de détail. L’essentiel des prévisions du club de Rome, émises en pleine période des «·Trente glorieuses·», se révèlent chaque jour plus vraies. Cette étude a été actualisée deux fois. Le dernier rapport datant de 2005 s’appelle «·Trente ans après·». Le modèle sous-jacent, qui est un modèle systémique, a été affiné. Dans une vision écologique du monde, il y a une interaction entre tous les facteurs. On sait par exemple que si la température augmente de 1 degré, les récoltes diminuent de 10% nous faisant passer du stade de l’abondance à celui de la famine.
Le rapport a envisagé sept ou huit hypothèses. Si rien ne change, on va droit dans le mur vers 2030. Si l’on adopte une politique de développement durable prononcée, l’effondrement est repoussé à 2050, ou dans le meilleur des cas à 2070. Le seul scénario qui fonctionne est celui d’une société frugale qui correspond aux thèses de la décroissance.
La crise du «·turbocapitalisme·» née en 2008 va-telle amorcer des changements au Nord comme au Sud·?
Quand j’ai rendu mon manuscrit, nous nous trouvions dans la première phase de la crise qui s’est achevée par la relance du système financier avec l’objectif de le sauver puis de le mettre au pas. Nous ne savions pas encore que la deuxième phase se traduirait par la revanche des marchés financiers sur les états et sur les peuples. Selon certaines estimations, les Etats auraient injecté 23·000 milliard de dollars pour sauver les banques, ce qui représente près du tiers du PIB mondial. C’est colossal, mais ce n’est qu’une goutte d’eau par rapport à la création de richesses financières fictives qui, d’après la Banque des règlements internationaux de Bâle, serait de 600·000 milliards de dollars, c'est-à-dire 12 à 15 fois le PIB mondial. Aujourd’hui, les prévisions les plus pessimistes proviennent des experts orthodoxes qui n’excluent pas un effondrement du système économique et financier. Rien n’est réglé. Mais en attendant, les élites aux commandes en ont profité pour lancer une politique d’austérité en s’attaquant en premier lieu à la Grèce. Les politiques, perturbés par la crise, appuient sur le frein et en même temps sur l’accélérateur. Notre ministre de l’économie évoque, pour sa part, la «·ri-lance·», mélange de rigueur et de relance. C’est la pire des solutions. Le programme de la décroissance est au contraire·: ni rigueur, ni relance. Ce qui implique de sortir du logiciel de la société de croissance.
Cette crise aidera t-elle à amorcer le changement·?
Une crise profonde peut provoquer des changements importants. On l’a vu en 1968. Cette crise serait plus une opportunité pour les pays du Sud que du Nord. Au Nord, la colonisation de l’imaginaire est telle que ce sera difficile. Je ne suis pas très optimiste. Il faut espérer que l’effondrement du système économique et financier précède l’effondrement écologique.
La décroissance peut-elle ouvrir un chemin pour sortir de l’impasse de la société de consommation ?
J’évoque, dans mon dernier livre, la construction d’une société d’abondance frugale. Il ne s’agit pas d’un oxymore. Je fais référence à l’ouvrage de Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance. On constate que les seules sociétés d’abondance étaient les sociétés paléolithiques dans lesquelles les individus avaient très peu de besoins, amplement satisfaits avec moins de trois heures de travail par jour.
Dans cette course infernale -création de besoins, création de richesses- les besoins doivent toujours croître plus vite que les richesses. Le taux de croissance de la frustration, comme le souligne Yvan Illich, est très supérieur au taux de croissance de la production et de la consommation. Il faut sortir de ce cercle infernal. La seule façon d’en sortir positivement est de limiter ses besoins et de revenir à une société frugale. Nos besoins peuvent être surabondamment satisfaits avec les moyens dont nous disposons.
Le retour à une forme d’autonomie des individus est-il une condition indispensable à la construction d’une société de décroissance comme le soutiennent Illich et Castoriadis·?
Le retour à l’autonomie est souhaitable afin de se réapproprier son destin. Nous n’avons pas vraiment le choix car l’hétéronomie de la société actuelle repose fondamentalement sur un système de transports bon marché caractérisé par un véritable déménagement planétaire lié à la mondialisation. On ne voit vraiment pas comment un tel système pourrait perdurer avec la fin du pétrole bon marché qui s’annonce.
Décroître suppose, selon vous, de sortir de l’économie mais aussi du capitalisme. Il n’y aurait pas de possibilité de bâtir une société de décroissance sans sortie de l’économie et du capitalisme ?
Sortir du capitalisme et sortir de l’économie sont, à mes yeux, deux conditions qui n’en font qu’une. Pour moi l’économie, c’est le capitalisme.
Pour bon nombre de gens, changer les mots, c’est changer les choses. Ils seraient, selon eux, possible de mettre en œuvre un autre développement humain, durable et personnel. Ils cherchent en fait avant tout à ne pas remettre en question la situation actuelle. Ma position est radicale. On nous a tellement mené en bateau avec le développement durable·! Il faut sortir du capitalisme financier, du productivisme, de la logique d’accumulation illimitée, sortir du système consumériste, de ce cercle vicieux qui est au cœur de l’économie. Des milliers de sociétés ont très bien vécu en dehors de l’économie. L’économie n’a rien d’éternelle, ni de naturelle.
Si le projet de la décroissance est un projet politique, faut-il envisager de bâtir un véritable parti soutenant ces idées·?
Je me suis clairement prononcé contre la création d’un parti dans les circonstances actuelles. Le projet de la décroissance est un projet politique mais ce n’est pas un programme électoral. Il y a eu un premier petit parti de la décroissance. Un nouveau parti pour la décroissance est en train de se bâtir. Ce parti aura un candidat pour les prochaines présidentielles en la personne de Paul Ariès.
Dans le système politique actuel, un parti pour la décroissance peut envisager d’obtenir au mieux 1 ou 2% des voix. Cela risque de signifier, aux yeux des observateurs et du public, que les thèses de la décroissance sont soutenues par 1 ou 2 % de l’opinion. «·Vous prêchez la décroissance mais votre église ne représente que 2% des fidèles »ne manquera t-on pas de nous lancer. Alors que l’on représente beaucoup plus. Dans presque tous les partis politiques, on trouve une fraction d’élus qui se font l’écho des idées de la décroissance. Mais, il est vrai que dans aucun parti, la décroissance ne fait consensus. Ce projet est en partie accepté par des gens de toute tendance. Il représente une force au niveau des idées.
Quelles sont les idées phares du projet politique de la décroissance ?
C’est un projet radical de rupture révolutionnaire pour construire une société d’abondance frugale. Cela étant, il faut un programme de transition. Il s’agit d’abord de retrouver une empreinte écologique soutenable. Il s’agit aussi de pénaliser fortement la publicité afin de décoloniser l’imaginaire. La relocalisation est un autre volet important du programme. La relocalisation passe par une «·démondialisation·». Il va falloir construire une autre Europe avec ceux qui veulent la faire, une Europe avec de véritables frontières, qui soit résolument protectionniste, si l’on veut sauver nos emplois, nos retraites, nos ressources naturelles, notre environnement.
La réappropriation de la monnaie est un autre point essentiel. On a laissé filer la monnaie. Cela passe par le contrôle de l’émission de la monnaie. Je serais favorable à un réseau de banques populaires. Il faut réinventer, au niveau local, des systèmes de crédit populaire, de crédit mutuel et recloisonner des espaces monétaires pour pouvoir faire une politique de relocalisation. Sur ce point, je rejoins les idées d’un homme comme Bernard Lietaer, ancien directeur de la Banque Centrale de Belgique, et auteur de Futur of money qui ne se situe pourtant pas dans la mouvance de la décroissance.
Quelles initiatives, quelles alternatives vous semblent-elles, aujourd’hui, le plus en phase avec une société de décroissance·?
Les villes en transition sont, en théorie, un exemple de ce que pourrait être une société de décroissance en milieu urbain. En pratique, cela n’est pas si probant que cela. Comme presque toutes les expériences, des SEL aux AMAP, le projet des villes en transition est tout à fait louable. Mais ces réalisations passent souvent par une poignée de personnes dévouées comme André Aschiéri, le maire de Mouans-Sartoux. Lui même reconnait que des blocages se manifestent pour passer à une étape supérieure. On ne peut pas changer localement si rien ne bouge, à l’échelon supérieur, au niveau national ou international.
Les Zapatistes au Mexique auraient, selon vous, commencé à amorcer la construction d’une société de décroissance·?
Au Chiapas, ils l’on fait à l’échelle des Caracols, des centres politico-culturels qui organisent la vie de milliers d’Indiens dans les cinq zones libérées. Leur projet de société me semble en effet correspondre à un projet de société de décroissance. Une société frugale mais conviviale et autonome est en train de se construire dans une région grande comme la Belgique et réunissant environ 2 millions d’habitants. Ce mouvement dépasse les seuls Zapatistes. Il y aurait au total 6 millions de Mexicains en résistance.
Faut-il à l’instar des Zapatiste «·chercher dans le passé les chemins vers le futur·»?
Les Zapatistes ont en effet été amenés à chercher dans le passé les chemins vers le futur. Ils ont subi 500 ans de colonisation. Ils ont trouvé les moyens de résister à l’oppression néolibérale en puisant des réponses dans leur passé. Il ne s’agit pas d’un mouvement de repli identitaire. La situation est très différente en Europe même si nous pouvons aussi trouver des réponses dans notre passé. On cherche toujours à renouer, on ne fait jamais table rase. Certains aspects du passé de nos sociétés qui ont été détruits devraient être revivifiés afin de retrouver une société plus solidaire, humainement plus riche et moins individualiste.
Le réveil des peuples autochtones en Amérique latine, en Bolivie avec Evo Morales ou en Equateur avec Rafael Correa, que vous évoquez dans votre livre a-t--il des chances de faire tâche d’huile· infléchissant ainsi le destin de l’humanité ?
Une forme de société de décroissance est en train de s’amorcer dans ces pays.
Toutefois, ce n’est pas simple. A partir du moment où un mouvement de résistance populaire arrive au pouvoir, comme en Bolivie ou en Equateur, la situation devient très ambigüe. Au Chiapas, la prise du pouvoir n’est pas un objectif du sous-commandant Marcos. Il insiste sur le fait qu’il ne veut pas prendre le pouvoir mais agir sur le pouvoir, faire pression sur ceux qui seront élus. En Bolivie, les tensions montent, en ce moment, entre Evo Morales et les Indiens. Ces derniers ont pris le pouvoir au niveau local après la guerre de l’eau à Cochabanba, une véritable révolution qui a été un tournant dans l’histoire de l’humanité. C’est le peuple qui est descendu dans la rue, il y a eu des morts. C’est à la suite de cela qu’un entrepreneur politique de talent, Evo Morales, a pu se faire élire et prendre le pouvoir. L’expérience de Cochabanba montre que «·l’on peut changer le monde dans lequel nous vivons en partant de la base, en récupérant notre voix et en surmontant notre peur », comme le dit Oscar Olivera, un des leaders Aymaras qui a mené la lutte. Les vrais leaders du mouvement sont aujourd’hui très critiques à l’égard d’Evo Morales. Ils considèrent qu’il les a trahis sur certains aspects.
Il n’y aurait pas de décroissance possible sans une transformation intérieure des individus, sans un retour à une forme de sagesse·? Pourquoi les thèses de la décroissance ont-elles eu un tel succès au Japon, la société la plus industrialisée, le paroxysme de la société de consommation·?
Cette société est en crise profonde. Les Japonais s’interrogent sur leur identité. La crise les amène à se remémorer une période de leur passé où ils ont vécu stables et heureux sans trop de problèmes·: l’ère des Tokugawa avant Meiji. C’est une période pendant laquelle le Japon a vécu sans contact avec le reste du monde, sans aucune croissance de la population, en pratiquant son art de vivre. Les Japonais éprouvent une certaine la nostalgie pour cette période. Dans leur quête de sens, ils peuvent s’appuyer aussi sur leur philosophie, le bouddhisme, surtout sous sa forme zen, qui prône de maîtriser ses désirs, de ne pas être trop ambitieux, de se satisfaire de ce que l’on a, de limiter ses besoins. C’était la philosophie des Stoïciens et des Epicuriens, de toutes les sagesses antiques, de Confucius et Lao Tseu. La décroissance rejoint cette philosophie profonde des Japonais qui est aussi celle des Anciens.
*Serge Latouche est·professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay. Il est l’auteur de nombreux livres dont le Pari de la décroissance et Petit traité de décroissance sereine.
Lire·:
Sortir de la société de consommation de Serge Latouche. (Les Liens qui libèrent, 2010).