Entretien avec Cheikh Aly N’Daw
« Soyez paix pour pouvoir construire la paix et être utiles à l’ensemble de l’humanité ». Ce message est celui de Cheikh Aly N’Daw. Né au Sénégal en 1951, il est le guide de Khidmatul Khadim, une voie spirituelle soufie imprégnée du concept de « Khidma » ou service à l’humanité. Il est aussi le responsable de l’Ecole soufie internationale Khidmatul Khadim initiée par Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927). Cette école est engagée dans la formation d’êtres de paix, sans distinction de race, de couleur ou de croyance, pour qu’émerge une nouvelle conscience capable de susciter plus de justice et d’humanité dans la société. L’Ecole soufie internationale, présente en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis, dispense une formation à la paix intérieure, prélude nécessaire à l’établissement d’une paix extérieure durable.
Quel cheminement vous a amené à devenir un guide spirituel et le responsable de l’Ecole soufie internationale ?
Le déclic a été la rencontre de mon maître, Cheikh Abdoulaye Dièye, héritier de la voie spirituelle Mouridaya –la voie de ceux qui cherchent- initiée par Cheikh Ahmadou Bamba qui vécut de 1853 à 1927. J’avais 18 ans, j’étais en classe de terminale en série scientifiques. Quand j’ai rencontré Cheikh Abdoulaye Dièye, j’ai senti, en sa présence, un flux d’énergie. Nous étions en osmose comme si l’on se connaissait depuis toujours.
Quels enseignements avez vous conservé de votre maître spirituel Cheikh Abdoulaye Dièye ?
Je ne parlerais pas d’enseignements. Cheikh Abdoulaye Dièye m’a amené à prendre conscience de ma vie. A travers ses causeries, j’ai tenté de comprendre puis d’appliquer ses préceptes dans le quotidien. Et de suivre le cheminement sur la voie de la non-violence qu’il prônait. C’est la vie du maître qui est elle-même l’enseignement. Il est parvenu à me faire prendre conscience de la présence divine dans ma vie. Nous vivons tous au milieu d’autres hommes. Il s’agit à chaque fois de ne pas être dans une compréhension duale de la relation mais dans une compréhension d’unité afin d’éviter de tomber dans le jugement et la condamnation.
Quel message peut apporter le soufisme dans notre monde à bout de souffle ?
La tradition Soufie peut aider l’individu à prendre conscience de la vérité. « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve ». Cette allégorie du miroir brisé, contée par le maître soufi Rumi, pose bien la problématique du monde depuis sa création. L’erreur est de croire que le fragment de miroir est tout le miroir. La crise que nous traversons en ce début de XXIe siècle est un tremplin pour accéder à la voie de la conscience globale. Nous avons besoin de cette crise pour accéder à l’unité.
Quel sont, à vos yeux, les origines profondes, les racines des conflits et des guerres ?
Les crises et les conflits ont toujours existé. De leur temps Moïse, le Christ, Bouddha et Mahomet ont vécu dans des périodes de crise. Chaque époque connaît les siennes. En observant la vie de ces prophètes, on découvre que leur démarche a toujours été la même : sortir la société de la conscience duale pour l’amener à la conscience de l’unité.
Dans notre école, nous montrons que les êtres de paix ont tous suivis cette démarche. Tout le travail de Martin Luther King a consisté à sortir les Américains de leur vision duale de la réalité -noirs contre blancs et blancs contre noirs- pour les amener à l’unité. L’éducation que l’on reçoit s’adresse d’abord à la raison et à l’intelligence, au cerveau gauche qui a trait à la logique et au raisonnement. Elle ne développe pas l’hémisphère droit du cerveau. Les êtres de Paix, mettent l’accent au contraire sur la puissance de l’hémisphère droit qui a trait à la conscience de l’unité, pour aider les gens à sortir de cette conscience duale. Autour de cette conscience d’unité viennent ensuite se greffer toutes les consciences duales de la société. On comprend mieux ainsi pourquoi l’action d’un Martin Luther-King ou d’un Gandhi parvient à sensibiliser toutes les couches de la population et les autorités.
Quel est le but, la mission de l’Ecole soufie internationale ?
La mission de l’école s’inscrit dans le cadre du combat éternel entre la lumière et l’ombre. Le Fondateur de cette école, Cheikh Ahmadou Bamba, a consacré sa vie à l’éveil de la conscience des êtres humains et à édifier le modèle d’une société basée sur la paix. Sa seule ambition était de se mettre au service de l’humanité en dispensant un enseignement conforme au modèle prophétique. C’est en 1883 qu’il a posé le socle de cette école de paix et de service, l’école spirituelle Khidmatul Khadim.
Votre école prend appui sur les vies et les enseignements de sages qui ont marqué l’histoire….
Nous sommes partis de la vie de Cheikh Ahmadou Bamba, serviteur de l’humanité selon le modèle prophétique. Nous avons observé que sa démarche, son chemin de vie ont été les mêmes que ceux des êtres de paix que nous avons choisis d’étudier : l’Emir Abd el-Kader, William Penn, Gandhi, Mère Teresa, Soeur Emmanuelle, Martin Luther King, Nelson Mandela, le Dalaï Lama, Wangari Maathai et bien d’autres... Cheikh Ahmadou Bamba a toujours refusé d’être un « produit » de la société. Quand son père décéda, on lui offrit la charge de Conseiller du roi que celui-ci exerçait. Il refusa à la surprise générale. L’étude du parcours de tous ces êtres de paix montre, qu’à chaque fois, ils ont changé de voie et sont sortis des chemins tous tracés après avoir subi un choc éveilleur. Mère Teresa a quitté son institution religieuse pour vivre l’expérience de la souffrance et de la pauvreté après être passée en train devant un intouchable qui lui rappela la parole évangélique : « J’avais soif, tu ne m’as pas abreuvé ». Cheikh Ahmadou Bamba créait, à chacune de ses actions, un choc éveilleur au sein de la société pour faire évoluer les mentalités.
Quels cheminements proposez-vous à l’individu pour lui permettre de se libérer de ses conditionnements et de retrouver l’être primordial ?
La transformation personnelle est le préalable pour devenir un être de paix et de service. Pour que la paix existe dans la société, l’individu doit d’abord trouver la paix intérieure. En étudiant l’expérience de ces êtres de paix, nous avons déterminé une méthode permettant d’atteindre la paix intérieure que nous avons baptisé Le chemin initiatique de paix. Tous, d’Abd el-Kader au Dalaï Lama, ont vécu, sur le plan intérieur, des étapes d’évolution identiques. Il s’agit d’abord de repérer le conditionnement intérieur installé depuis l’enfance, d’en prendre conscience pour pouvoir véritablement s’en libérer. Et à partir de cela solliciter un autre capital humain qui est l’amour de soi, l’estime de soi, la confiance et la maîtrise de soi pour pouvoir porter un autre regard sur les êtres humains, sans faire des différences des sources de conflits. Après le choc éveilleur, on appréhende la différence d’une autre façon, comme une nécessité de vie. Voyez comment Martin Luther King, Gandhi, Nelson Mandela ou mère Teresa ont tous essayé d’unir ces différences.
Quelles sont les principales étapes de ce Chemin initiatique de la paix ?
Il est composé de douze étapes. Les deux premières ont trait au déconditionnement par rapport à l’héritage parental. Nos parents ont été nos premiers instructeurs, les premiers à nous inculquer des croyances et des modes de pensées. C’est à partir de leurs expériences que nous émettons ensuite des jugements qui deviendront nos vérités, et que nous nous forgeons un idéal de vie. Imprégnés de cet héritage, nous louvoyons entre des directions, entre le bien et le mal, puis nos enfants reproduisent, à leur tour, le même cycle, le même processus fermé.
Nous somme imprégnés aussi d’un héritage historique, pétris par l’histoire de notre pays. Ce n’est qu’après avoir pris conscience de ces deux héritages que l’on peut franchir les autres étapes de thérapie permettant d’échapper à ces conditionnements pour devenir un être libre et conscient. Pour être dans l’action et non plus dans la réaction. L’être de paix n’impose pas sa volonté mais travaille avec les qualités des gens, comprenant que leurs différences sont une richesse. Qu’il n’y a qu’un seul pays, la terre, qu’une seule religion, l’amour, qu’un seul langage, celui du cœur. Quand on est dans la conscience duale on établit, à contrario, un autre type de relation. On distingue le colonisateur du colonisé par exemple. « Si vous parlez de colonisateur, c’est que vous acceptez d’être des colonisés », ai-je coutume de dire à mon entourage. Le choc culturel a généré des complexes dont il nous faut sortir comme l’a fait Gandhi. Sans le soutien actif du peuple, les Anglais n’avaient aucun pouvoir. La désobéissance passive suffit à briser les chaînes de la domination. « Les Anglais ne se sont pas emparés de l’Inde, c’est nous qui la leur avons cédé », soutenait il. L’armée britannique est présente en Inde non du fait de sa puissance mais de nos divisions.
Gandhi a œuvré pour que les Indiens travaillent sur eux-mêmes et sortent des réflexes de jugement, de réaction et de compétition pour privilégier la coopération et l’intelligence du réel plutôt que l’imitation. Beaucoup des pays qui ont subi un choc culturel sont encore dans ce processus d’imitation.
Quand on est balloté entre le présent, le passé et le futur, on sombre dans la tristesse, la colère et la peur. On peut y mettre fin par le pardon qui déverrouille toutes les prisons et redonne accès à l’amour. Cheikh Ahmadou Bamba, qui a été privé pendant trente trois ans de liberté, n’a jamais regardé ses persécuteurs comme les responsables de sa condition. Il accepta ces épreuves et les considéra comme la voie de l’élévation tracée pour lui.
Quand on a franchi toutes ces étapes, on devient un être ouvert à la démocratie, à une économie par les moyens de la paix. On n’est plus dans l’avidité. Dans notre société, pour être bien parti, il faut Avoir -une renommée, de l’argent, des diplômes- pour pouvoir Faire quelque chose dans la vie et ainsi Être quelqu’un.. Dans le monde des êtres de paix, l’on doit d’abord construire son Être pour pouvoir Faire en pleine conscience et finalement Avoir un bien utile à tous. Et l’on devient ainsi apte à servir l’humanité appréhendée comme une seule famille.
Quels changements cet enseignement induit-il chez les personnes qui l’ont suivi ?
Nous avons pu observer des changements radicaux de comportement, des prises de conscience qui ont amené les individus à renoncer aux confrontations stériles. Ils ont choisi de ne plus être dans cette conscience duale.
Le village de Pout que vous avez bâti au Sénégal vise t-il à ancrer ce message de paix sur le terrain ?
Comme notre école est née au Sénégal, il était important qu’il y ait, sur place, un centre qui témoigne de cet esprit de paix, qui permette de le vivre. Le village de Pout est installé sur un terrain de 10 hectares à 135 km de Dakar acquis en 2006. Le projet vise à sensibiliser les villages environnants à une nécessité d’un retour à la terre alors que nombre d’Africains se retirent de leurs terres convaincus que leur destin réside dans les grandes villes. Pout veut être un modèle d’éveil des consciences pour les paysans et tous les Sénégalais. Intégrer un système c’est répéter les failles de ce système. Créer une alternative, c’est faire preuve d’audace, briser les chaines du conditionnement. Dans cette région, bon nombre de paysans, compte tenu de la sécheresse et de la politique gouvernementale favorisant les cultures d’exportation, finissaient par vendre leurs terres, devenant ainsi des saisonniers au service de gros propriétaires terriens. Notre travail à Pout vise à faire des paysans de véritables acteurs de leur destinée et à réduire leur dépendance par rapport aux grands propriétaires et à l’Etat en proposant une alternative économique. Nous voudrions que les gens aiment cette terre, sortent de cette situation de saisonniers pour devenir des cultivateurs et des acteurs de la paix. Il s’agit de mettre les gens en confiance et de créer des chocs éveilleurs. Nous voulons sortir de la politique agricole héritée de la colonisation, reconstruire la relation naturelle qui doit lier l’homme à la terre. Et conscientiser les paysans de telle façon qu’ils produisent des denrées de qualité pour tous. Parallèlement à la formation agricole dispensée, nous proposons une formation des esprits avec une présentation des êtres de paix. Le village abritera un institut de recherches en Sciences humaines pour la promotion de la paix ainsi que des centres de conférences et d’expositions. « Sois comme la terre, disait Cheikh Ahmadou Bamba, elle absorbe tous les déchets de l’humanité, mais en retour elle ne restitue que du bien : des plantes, des fleurs et des fruits. »
Cheikh Amadou Bamba a lui aussi, en son temps, proposé des alternatives à ses contemporains…
Au XIXe siècle, la France a voulu mettre en place au Sénégal un projet de société marqué par un nouveau découpage du pays en régions et arrondissements et une densification de l’administration dans les villes. Cheikh Ahmadou Bamba s’est démarqué de ce projet en choisissant de s’installer dans la brousse pour concevoir son propre modèle de développement basé sur la conscience. Cheikh Ahmadou Bamba a voulu mettre fin aux différences d’ordre raciales, ethniques ou professionnelle et placer au centre de toutes les préoccupations l’être humain en lui offrant les conditions nécessaires à son épanouissement. Tous les déçus du choc culturel lié à la présence française ont commencé à se tourner vers lui. Ils ont refusé de payer les impôts influencés en cela par les idées de Henry David Thoreau sur la désobéissance civile. Réalisant que Cheikh Ahmadou Bamba mettait en cause leur souveraineté, les Français ont décidé de l’exiler au Gabon, puis en Mauritanie le privant de liberté pendant 33 ans. La conscience duale porte en elle-même les causes de sa propre destruction. Il n’y a donc pas lieu de se lever pour se battre. Voyez comment les idéologies communistes et capitalistes portaient en elles mêmes les racines de leur propre destruction.
L’Afrique est d’un point de vu comptable, selon les instruments de mesure de l’ONU de la Banque mondiale et du FMI, un continent pauvre. Comment appréhendez-vous les notions de richesse et de pauvreté ?
La véritable pauvreté sévit quand l’individu ignore son potentiel, toutes les richesses qui dorment au plus profond de lui-même. La véritable pauvreté n’est pas la pauvreté matérielle. Quand on accède à la conscience divine, la pauvreté revêt un autre sens. On n’est plus alors dans l’avidité motivée par la recherche de sécurité. Quand on atteint cette conscience divine, on n’est plus balloté dans le monde dual, on accède à une autre forme de richesse, à une autre forme de savoir, à une autre forme d’être. Et la pauvreté devient une richesse.
L’Afrique aurait elle un message à délivrer à notre monde occidental bâti sur le modèle de la croissance sans fin, du profit et de la compétition ?
Quand l’Afrique s’éveillera, le monde sortira de l’avidité pourrait être le message de l’Afrique. Ce travail n’incombe pas simplement aux Africains mais à toute personne consciente du devenir de l’humanité. Nous sommes tous appelés à un travail de conscience pour sortir le monde de l’avidité.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
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Tél : 01 45 76 33 38
Tél : 06 50 88 75 90
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Consulter le site de l’Ecole soufie internationale : http://international-sufi-school.org
Lire le magazine trimestrielle N’Digel et les différents livres publié par l’école.