« Vivre, c’est vivre poétiquement, non survivre. »
Sociologue et philosophe, auteur d’une ambitieuse Méthode de la pensée complexe, directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin est l’un des penseurs les plus originaux de notre époque.
Dans un de ses ouvrages, « Une politique de civilisation » publié en 1997, il proposait des pistes pour sortir d’une crise qu’il qualifiait alors de crise de civilisation.
Cette étude constituait un prélude à une recherche plus vaste, parue en ce début d’année et intitulée La Voie. Edgar Morin présente dans son dernier livre un ensemble de voies réformatrices susceptibles de « sauver l’humanité des désastres qui la menacent ».
« Tout est à réformer et transformer. Mais tout a déjà commencé sans qu’on le sache encore, écrit-il dans La Voie. Des myriades d’initiatives fleurissent partout sur la planète. Certes, elles sont souvent ignorées, mais chacune, sur sa voie, apporte reliance et conscience. Travaillons à diagnostiquer, à transformer. Travaillons à relier, toujours relier. » Entretien avec l’auteur.
Est-il encore possible de changer de voie, de tenter de « sauver l’humanité des désastres qui la menacent »?
Edgar Morin. La possibilité de changer de voie est de plus en plus improbable. Mais, au cours de l’histoire l’improbable s’est souvent réalisé. Prenez la résistance d’Athènes, une toute petite cité, cinq siècles avant notre Ere. La probabilité aurait été qu’elle succombe. Elle a résisté et la démocratie et la philosophie sont nées. En décembre 1941, il était hautement probable que l’Allemagne nazie domine l’Europe pendant des dizaines d’années. Il y a eu un renversement de situation avec la première offensive soviétique en décembre 1941 puis l’entrée en guerre des Etats-Unis. L’imprévu peut arriver et les prises de conscience peuvent s’accélérer, s’amplifier. Aujourd’hui, je sens qu’un printemps aspire à naître, mais parallèlement, qu’un regel s’annonce pour l’anéantir avant qu’il ne voie le jour.
Plus les choses vont s’aggraver, plus on en prendra conscience de la nécessité de changer de voie. Plus on en prendra conscience, plus on sera à même d’agir. Je lie l’espoir au désespoir. Je ne peux pas vivre dans l’alternative absolue ou l’espoir ou le désespoir.
Quels sont les principaux obstacles à ce changement de voie, à cette métamorphose que vous appelez de vos vœux ?
Il y a quatre obstacles fondamentaux. Le premier est l’aveuglement lié à une connaissance compartimentée par secteurs disciplinaires par des experts qui n’arrivent pas à concevoir les problèmes globaux et fondamentaux. Le second est l’existence d’une pensée qui n’est pas habituée à contextualiser. Plus on est spécialiste, plus on est aveugle. Seule une pensée apte à saisir la complexité peut porter un diagnostic sur le cours actuel de notre devenir et définir les réformes vitales pour changer de voie. Le troisième obstacle est lié à l’existence d’intérêts économiques puissants comme le lobby nucléaire. Ces obstacles peuvent se combiner comme en témoigne l’exemple de la catastrophe de Fukushima. Le lobby a tout fait pour que l’on installe la centrale nucléaire sur une zone hautement sismique. Si les esprits avaient été capables à l’époque de bien contextualiser la situation, ils n’auraient pas placé la centrale à un tel endroit. Il y a un mélange d’intérêts et d’aveuglement. Le quatrième facteur est lié à une pensée qui vit dans l’immédiat. Une pensée qui est toujours surprise par l’inattendu, qui croit que le présent ne change jamais. On est alors surpris de voir la révolte monter en Tunisie et en Egypte. On colmate aussitôt après la brèche et on repart dans l’immédiat.
Quel regard portez-vous sur la crise que nous traversons depuis 2008 ? Celle ci peut-elle favoriser la prise de conscience de la nécessité de changer de voie ?
La crise a eu des effets tout à fait ambivalents. En même temps que s’affirment des forces régressives ou désintégrantes, des forces génératrices et créatrices se sont éveillées. On a essayé de colmater les brèches afin d’éviter de se confronter aux grandes interrogations. Néanmoins, la crise a contribué à une certaine fermentation des esprits. Le succès du petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous, ne peut-être séparé de cette conjoncture de léthargie et en même temps d’inquiétude sous-jacente dont cette crise est une des manifestations. Pour moi, cette crise économique n’est qu’un aspect d’une crise plus vaste (crise de la mondialisation, crise du néolibéralisme, crise d’une l’humanité qui ne parvient pas à accéder à l’humanité) qui est la crise de l’humanité planétaire.
Vous écrivez dans la Voie qu’il faut à la fois démondialiser et mondialiser. Qu’entendez-vous par là ?
La mondialisation est à la fois la pire, et la meilleure des choses parce qu’elle a le mérite d’avoir créé une communauté de destin de tous les humains. La prise de conscience de cette communauté de destin d’êtres humains de toutes origines menacés des mêmes dangers mortels doit devenir la clé du XXIe siècle. Nous devons nous sentir solidaires de cette planète dont la vie conditionne la nôtre. Il nous faut sauver notre Pachamama, notre terre mère. Il faut poursuivre la mondialisation de cette communauté de destin et, en même temps, démondialiser afin de promouvoir l’économie locale et régionale, renouveler l’alimentation, les artisanats et les commerces de proximité, afin d’enrayer la désertification des campagnes, et de réduire les phénomènes qui transforment la pauvreté en misère.
La décroissance est elle, selon vous, une solution pertinente aux maux de nos sociétés ?
Je pense qu’il faut combiner croissance et décroissance. Je suis favorable à la croissance des énergies vertes, à la croissance des transports publics, de l’économie plurielle, de l’économie sociale et solidaire, aux aménagements visant à l’humanisation des mégapoles. Parallèlement, il faut faire décroître l’agriculture et l’élevage industrialisés, les énergies fossiles et nucléaire, les intoxications consommationnistes, l’économie du superflu et de la superficialité, faire décroître notre mode de consommation dilapidateur. Le temps est venu, plutôt que d’opposer le drapeau de la croissance à celui de la décroissance, de se réunir et d’établir la liste de ce qui doit décroître et de ce qui doit croître.
Pensez-vous que le système politique, trop souvent à la remorque de la sphère économique, est capable de mener de telles réformes ?
Il faudrait tout d’abord qu’il y ait une pensée politique, un diagnostic pertinent sur le cours actuel de l’ère planétaire qui emporte l’humanité vers l’abîme. Pour nourrir une pensée politique, il faudrait au préalable puiser chez les penseurs. C’est ce qui est toujours advenu dans le passé. Les socialistes et communistes puisaient dans les écrits de Karl Marx ou de Proudhon, les anarchistes chez Bakounine ou Kropotkine, les modérés chez Tocqueville, les réactionnaires chez Joseph de Maistre. Aujourd’hui, il ne suffit plus de se nourrir de ces anciens, il faut aussi puiser dans les travaux contemporains. Il faut que les politiques cessent d’être victimes de la dictature de l’immédiat, qu’ils cessent d’être soumis à leurs experts. Il y a toujours eu des ambitions personnelles. Mais, quand celles-ci sont liées à des idées, c’est beaucoup moins grave que quand ces ambitions sont privées d’idées et que seule l’ambition règne.
Les démocraties occidentales ne sont-elles pas en train de glisser vers un système oligarchique, quelques « heureux élus » délibérant entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous ?
Il y a incontestablement des processus de dégénérescence, de dessèchement de la démocratie. La dérive oligarchique est une de ces dégénérescences, mais il y en a d’autres. C’est la perte de sève citoyenne qui est à l’origine de ces dérives mais aussi l’absence de démocratie cognitive, c’est à dire l’incapacité des citoyens à acquérir des connaissances techniques et scientifiques pour traiter de problèmes de plus en plus complexes.
Pour changer de voie, faut-il sortir du développement ?
Le développement a fait du modèle occidental un archétype universel pour toute la planète. Le développement qui se voudrait une solution ignore que les sociétés occidentales sont en crise du fait même de leur développement. C’est une formule standard qui ignore les contextes humains et culturels. Il s’applique de façon indifférenciée à des sociétés et des cultures très diverses sans tenir compte de leurs savoirs et savoirs faire, de leurs arts de vivre, ni de leur sagesses. Il constitue un véritable ethnocide pour les peuples traditionnels. C’est une formule qui ne conçoit que les aspects techniques et économiques et qui ne voit pas les aspects négatifs comme la transformation de la pauvreté en misère, ou les dégradations des solidarités. Ce que je prône, sous le nom de politique de civilisation, c’est une politique de symbiose des vertus de chaque culture. Il faut conserver et exalter le meilleur des valeurs de l’occident. Notamment les idées de liberté, la culture humaniste, la démocratie, les droits de l’homme et de la femme, la libération de l’autorité inconditionnelle de la famille. Et enrichir cette nouvelle civilisation des apports extrêmement riches des autres sociétés. Il ne s’agit nullement d’idéaliser les sociétés traditionnelles qui ont, elles-aussi, leurs carences (excès d’autoritarisme, restes de féodalisme) mais renferment en même temps de grandes richesses liées à leur relation avec la Nature, à la persistance de savoirs faire et de savoirs vivre anciens, et à leur sens de la solidarité dont ne devrions nous inspirer.
Une approche plus poétique du monde et la valorisation des valeurs réputées féminines semblent, à vos yeux, déterminants pour cheminer vers la métamorphose ?
Nous sommes voués à l’alternance poésie-prose. La poésie ce ne sont pas seulement des vers. La poésie de la vie, c’est tout ce qui nous exalte, tout ce qui nous fait communier, tout ce qui nous fait aimer. Par opposition à la prose, aux choses qui nous ennuient, qui sont obligatoires, et nous permettent de survivre. Vivre, c’est vivre poétiquement, non survivre. Il est de plus en plus important de permettre aux hommes d’exprimer leurs virtualités poétiques. La poésie n’est pas un luxe.
Il est tout aussi important de développer les valeurs féminines, faites de tendresse, de sensibilité, d’intuition, de sympathie et d’amour. Ces valeurs doivent être promues dans un monde qui revêt un côté glacé par la technique et par le calcul et un côté barbare lié à la haine et au mépris.
Propos recueillis par Eric Tariant
Pour aller plus loin :
Lire : « La voie. Pour l’avenir de l’humanité » d’Edgar Morin (Fayard 2011).